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Mondes de l'éducation

#WDR2018 à l’épreuve des faits n°19: le RDM et l’éducation de la petite enfance: une reconnaissance certaine, mais qui reste centrée sur la pensée occidentale et l’économie, par Helge Wasmuth et Elena Nitecki

Publié 20 mars 2018 Mis à jour 24 avril 2018
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Le Rapport sur le développement dans le monde (RDM ; WDR de son acronyme anglais) reconnaît l’importance des années de formation de la petite enfance, lesquelles sont considérées comme une étape positive pour répondre aux nombreux problèmes rencontrés par les enfants et leurs familles. Il est particulièrement encourageant de lire que le rapport fait état de l’incidence considérable de certains problèmes tels que la pauvreté, la malnutrition, les soins post-natals et la formation des parents à propos de la petite enfance (pp. 9, 21 et 112), et que ce dernier admet que l’éducation à elle seule ne suffira pas à les résoudre (p. 44). Comme l’ont souligné d’autres auteurs, le RDM s’aligne sur les recherches actuelles portant sur le bien-être et l’apprentissage des enfants, mais toutes les analyses faites dans le rapport reposent sur une forme de pensée unique qui conditionne l’éducation et la protection de la petite enfance (EPPE). L’approche du rapport se veut le reflet du discours prédominant, centré sur l’Occident et l’économie. Aucune place n’est laissée aux différents points de vue opposés à cette perspective et à ses limitations, réduisant ainsi un rapport supposé « mondial » à une pure expression de la pensée occidentale. Cet aspect réducteur, auquel s’ajoute l’absence flagrante de toute vision de ce que signifie réellement l’EPPE, remet en question l’importance accordée dans le rapport aux années de la petite enfance.

L’approche de la petite enfance est dominée par la pensée occidentale

Actuellement, la plupart des recherches, théories, politiques et autres applications en matière d’EPPE s’ancrent dans la pensée occidentale, axée essentiellement sur le développement et la psychologie infantiles ainsi que les moyens scientifiques disponibles pour évaluer l’enfant. Les enfants et leur développement sont généralement considérés comme universels, alors que l’importance des contextes et environnements locaux dans lesquels ils sont élevés reste minimisée. A bien des égards, le RDM reflète la pensée dominante.

Les analyses et autres apports des théoriciens occidentaux ont bien entendu leur importance et ont aidé les professionnel(le)s du monde entier à améliorer la qualité de leur travail. Le problème est que ces théories forment l’unique cadre de référence faisant autorité. Le rapport contribue à renforcer la primauté de cette approche théorique. Par ailleurs, l’omission de toute pensée alternative laisse à penser que ce discours est le seul qui prévaut. Y compris dans le monde occidental, bon nombre de spécialistes et professionnel(le)s commencent à remettre en question cette pensée dominante (Dahlberg, Moss et Pence, 2007), comme le démontre le travail remarquable réalisé par l’organisation internationale Reconceptualizing Early Childhood Education(RECE), représentant un large éventail de perspectives pour la petite enfance (Bloch, Swadener et Canella, 2014). Le rapport ne mentionne aucun de ces points de vue et, comme critiqué ailleurs dans le présent document, il ne fait aucune référence aux pensées alternatives exprimées en dehors du monde occidental. Or les approches non occidentales de l’EPPE ont beaucoup à apporter, en particulier lorsque celles-ci sont appliquées dans un contexte international. Mais au lieu de cela, les pays continuent à être colonisés par les théories occidentales, une situation qui s’est avérée complexe et inadéquate. Le rapport ne fait que renforcer cette prédominance de l’approche théorique occidentale.

Limitations de l’« investissement » dans l’éducation de la petite enfance

Un des aspects omniprésents de la pensée occidentale consiste à considérer l’éducation de la petite enfance comme un « investissement », un moyen de préparer l’enfant à la vie et de prévenir les problèmes sociaux futurs. Nombreux sont les éléments qui démontrent que le RDM définit l’éducation de la petite enfance en ces termes économiques et la perçoit comme un investissement particulièrement rentable, ainsi qu’une préparation à l’éducation scolaire. Le rapport abonde dans le sens de cette perspective centrée sur l’économie: en réalité, l’EPPE n’a aucune valeur en soi, pas plus que les enfants ne jouissent d’un droit à l’enfance.

En somme, le rapport décrit la valeur de l’EPPE comme suit: la petite enfance offre une rare opportunité aux sociétés de réaliser des investissements dans leurs enfants avec un retour sur investissement extrêmement élevé (p. 112). Les gouvernements devraient « promouvoir des garderies pour les tout petits enfants et des programmes préscolaires pour les enfants de trois à six ans [...] en vue d’améliorer leurs aptitudes cognitives et socio-émotionnelles à court terme, ainsi que leurs résultats scolaires et leurs performances sur le marché du travail plus tard dans la vie » (p. 21). Ces arguments peuvent se résumer à la Théorie du capital humain (TCH) ou à ce que Peter Moss définit comme étant l’histoire de la qualité et des retours élevés (2014, p. 19). Cette façon d’envisager l’EPPE est devenue attrayante aux yeux des responsables politiques à travers le monde (Moss, 2014; Penn, 2010). L’EPPE de haute qualité, comme le veut la théorie, est perçue comme un investissement dans le capital humain, apportant d’innombrables bénéfices à nos sociétés ainsi que des retours économiques extrêmement importants sous la forme d’une réduction des coûts liés à la remédiation sociale et éducative et d’une main-d’œuvre plus productive. (Nagasawa, Peters et Swadener, 2014, p. 284). Dans ce même ordre d’idées, le rapport affirme que ce sont plus particulièrement les enfants à risque qui seront les bénéficiaires des interventions durant la période de la petite enfance, bien au-delà des premières années de la vie: amélioration des performances scolaires, des opportunités d’emploi, du revenu, du bien-être général et de l’intégration sociale (p. 114).

Compte tenu d’une telle approche, il n’est guère surprenant que le rapport considère comme principal objectif de l’EPPE, si pas l’unique, la préparation des jeunes enfants à l’école (p. 116). Il est nécessaire de réaliser des investissements, en particulier au profit des jeunes enfants à risque, car « [ils] arrivent trop souvent à l’école sans être préparés » (p. 9). Si le rapport rejette la responsabilité sur l’EPPE, il reconnaît néanmoins d’autres facteurs d’influence tels que la malnutrition, la maladie et la faible participation des parents. Mais, indubitablement, le rapport souligne en priorité que l’EPPE est un moyen de préparation à l’école et un investissement dans le futur.

Une vision universelle et formatée de la petite enfance

Un autre élément frappant est l’absence de vision de ce que signifie réellement l’EPPE et de perspectives quant aux différentes façons dont les jeunes enfants construisent le monde dans lequel ils vivent et lui donnent du sens afin de pouvoir se construire leur identité. Le jeu, en tant que moyen approprié pour assurer le bon déroulement de ce processus, n’est mentionné qu’à deux reprises (pp. 69 et 116) lorsque le rapport reconnaît que les éléments clés des programmes scolaires qui ont permis d’aboutir à des résultats préscolaires particulièrement probants sont ceux centrés sur le développement des aptitudes préscolaires indispensables, telles que la sécurité émotionnelle, la curiosité, le langage et l’auto-régulation, au travers du jeu (p. 116). Il est remarquable que le rapport mentionne le jeu, mais il est regrettable qu’il passe sous silence que ce dernier est le moyen par excellence utilisé par les jeunes enfants pour apprendre, et que leur apprentissage et leur éducation peuvent s’envisager de diverses manières. Cette lacune est particulièrement préoccupante si l’on considère la réalité au sein des structures d’EPPE à travers le monde, dont la plus grande partie est attribuable aux applications malencontreuses de la TCH, encore renforcées par les initiatives de la Banque mondiale. Les établissements d’EPPE sont aujourd’hui hautement structurés et normalisés, et la préparation formatée à l’école future est déjà une réalité dans bon nombre de pays du monde. L’EPPE se transforme en une idée triviale de l’apprentissage et de la connaissance (Olsson, 2013). Si le rapport mentionne effectivement que les programmes trop académiques et trop structurés pour les enfants de moins de cinq ans sont préjudiciables à leur développement cognitif et socio-émotionnel (p. 116) et reconnaît par la suite l’importance du jeu, sera-t-il réellement perçu sous cet angle alors que la conception de l’EPPE conditionnée par des priorités économiques n’est jamais remise en question? Le rapport risque d’accentuer plus encore cette fausse dichotomie présente actuellement entre jeu et apprentissage. L’absence de remise en question de cette adhérence à des principes tels que la préparation à l’école conduira à un enseignement et à un apprentissage plus académiques, bien que ce soit déjà le cas, avec les conséquences désastreuses que l’on connaît. Trop souvent, la dimension ludique est présentée à tort comme directement opposée au parcours académique dit « plus rentable », ou est considérée comme incapable de répondre à des exigences plus élevées. Toutefois, apprentissage et jeu ne sont en rien contradictoires, sachant que l’apprentissage intervient effectivement durant le jeu. Le jeu est un moyen d’apprendre pour les jeunes enfants. Tout soutien à ce type d’approche fait cruellement défaut dans le rapport, ce qui demeure préoccupant.

Elément positif, le RDM reconnaît l’importance des premières années et des nombreux facteurs qui influencent la vie de l’enfant. Toutefois, les principes mêmes de l’EPPE ne sont guère mis en question. Le rapport renforce les théories occidentales prédominantes en matière de développement et de psychologie de l’enfant, lesquelles ne sont pas applicables partout dans le monde. La mise en application de la TCH qui, en essence, présente l’EPPE comme un secteur propice à l’investissement, a transformé ce secteur en un espace de préparation privant l’enfant de son droit à l’enfance et de toute dimension ludique. Ceci devrait interpeller toute personne défendant la cause des jeunes enfants et leur droit à l’éducation. Si le RDM est censé avoir une portée internationale, alors il convient d’interroger ses perspectives économiques et eurocentristes.

Références bibliographiques:

Bloch, M., Swadener, B. et Cannella, G. (éds). (2014). Reconceptualizing Early Childhood Care & Education. Critical Questions, New Imaginaries and Social Activism: A Reader. New York, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, Oxford, Wien: Peter Lang Publishing, Inc.

Dahlberg, G., Moss, P. et Pence, A. (2007). Beyond quality in early childhood education and care: Languages of evaluation(2nd Ed.). London: Falmer Press.

Moss, P. (2014). Transformative change and real utopias in early childhood education: A story of democracy, experimentation, and potentiality. New York: Routledge.

Nagasawa, M., Peters, L. et Swadener (2014). The costs of putting quality first: Neoliberalism, (in)equality, (un)affordability, and (in)accessibility. In: Bloch, M., Swadener, B. et Cannella, G. (éds). (2014). Reconceptualizing Early Childhood Care & Education. Critical Questions, New Imaginaries and Social Activism: A Reader. New York, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, Oxford, Wien: Peter Lang Publishing, Inc. pp.279-290

Olsson, L.M. (2013). Taking Children’s Questions Seriously: The need for creative thought. Global Studies of Childhood 3(3). 230-253.

Penn, H. (2010). Shaping the future: how human capital arguments about investment in early childhood are being (mis)used in poor countries. In: Yelland, N. (Ed.) (2010). Contemporary perspectives on early childhood education. pp. 49-65. New York: Open University Press

Elena Nitecki et Helge Wasmuth sont les membres fondateurs du réseau de recherche international Cultures of Early Childhood Education and Care (CECEC). Leurs publications récentes:

Wasmuth, H. et Nitecki, E. (2017). GERM Policies in Early Childhood: Infecting our Youngest Citizens and Threatening the Right to Education. Réseau pour les politiques internationales et la coopération au sein de l’éducation et de la formation (NORRAG). http://www.norrag.org/germ-policies-early-childhood-infecting-youngest-citizens-threatening-right-education-helge-wasmuth-elena-nitecki/

Nitecki, E. et Wasmuth, H. (2017). Global trends in early childhood practice: Working within the limitations of the global education reform movement. Global Education Review, 4(3), 1-13. http://ger.mercy.edu/index.php/ger/article/view/414

Wasmuth, H. et Nitecki, E., (2017). Global early childhood policies: The impact of the global education reform movement and possibilities for reconceptualization. Global Education Review, 4(2), 1-17. http://ger.mercy.edu/index.php/ger/article/view/383

#WDR2018 à l’épreuve des faits est une série d’articles de blog publiés par l’Internationale de l’éducation. Cette série offre l’occasion aux spécialistes et défenseurs/euses de l’éducation, chercheurs/euses, enseignant(e)s, syndicalistes et représentant(e)s de la société civile, de réagir ensemble à l’édition 2018 du Rapport sur le développement dans le monde, Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation. L’ensemble des articles formeront la base d’un document publié en prévision des réunions de printemps de la Banque mondiale 2018. Si vous souhaitez contribuer à cette série, veuillez contacter Jennifer à l’adresse [email protected]. Les points de vue exprimés sont ceux de leurs auteur(e)s et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.

Article précédent de la série publié par Hyunsu Hwang: #WDR2018 à l’épreuve des faits n°18 : « Au-delà des scores - Les mythes qui entourent l’éducation coréenne »

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