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Mondes de l'éducation

Photo: UCU Photographer / Flickr
Photo: UCU Photographer / Flickr

« Comment la crise du COVID-19 peut-elle affecter le travail des syndicats de l’enseignement supérieur et leur stratégie concernant la précarisation », par Rob Copeland.

Publié 7 avril 2020 Mis à jour 7 avril 2020
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En réaction à la pandémie dévastatrice de COVID-19, les syndicats travaillent d’arrache-pied pour faire en sorte que les gouvernements atténuent les effets de la crise sur les emplois, les salaires et les conditions de travail des travailleur·euse·s. Durant cette crise, les travailleur·euse·s occupant des « formes d’emploi non standardisés »[1], comme les personnes sous contrat sans horaire, les travailleur·euse·s intérimaires et les « faux indépendants » ont été particulièrement frappés par la réduction massive des heures de travail et de l’activité dans l’économie. Ainsi, les travailleur·euse·s du tourisme, de l’hôtellerie, de la logistique et des loisirs sont extrêmement précarisé∙e∙s et traversent une période de fortes turbulences et de perte de revenus.

Un autre secteur fortement précarisé – l’enseignement supérieur et la recherche – a également été touché par le COVID-19, étant donné que les universités ont fermé leur campus et ont modifié les méthodes de travail de leur personnel. Dans le cadre de leur réponse au COVID-19, les syndicats de l’enseignement supérieur cherchent à s’assurer que le personnel occasionnel n’est pas affecté par ces changements. Cependant, avant même la crise actuelle du COVID-19, il était apparu très clairement que le personnel occasionnel de l’enseignement supérieur se trouve dans une situation plus vulnérable que leurs collègues ayant des contrats permanents.

Plus tôt cette année, l’ University and College Union (UCU) a publié un rapport sur les expériences vécues par le personnel occasionnel employé par les établissements britanniques d’enseignement supérieur. Ce rapport, intitulé « Second class academic citizens», coécrit par Nick Megoran et Olivia Mason de l’Université de Newcastle, énumère quatre façons de « déshumaniser » le travail académique précaire. Prenant appui sur des entretiens approfondis avec du personnel académique, les auteurs du rapport affirment que le personnel occasionnel est :

  • rendu invisible et traité comme des « citoyens académiques de seconde classe » ;
  • exposé au risque d’exploitation ;
  • privé des libertés académiques qui devraient être le fondement d’une carrière académique ;
  • incapable de planifier sa vie professionnelle ou personnelle.

Tout d’abord, le rapport de l’UCU donne un « visage humain » aux problèmes typiques que rencontre le personnel académique occasionnel. Ainsi, une personne interrogée évoque la manière dont la bulle a rapidement éclaté sur le « plus beau métier du monde » lorsqu’il est apparu qu’elle serait traitée différemment de ses collègues. De petites questions banales, comme le fait de ne pas avoir son nom sur la porte de son bureau, à s’entendre dire qu’elle devait faire elle-même son travail administratif, elle estime que ses collègues et elle se retrouvent dans l’« atelier clandestin des universités ». Une autre personne interrogée s’est plainte du temps qu’elle a dû passer à postuler à un emploi. Elle a indiqué que la nature des contrats temporaires signifie que parfois, elle doit commencer à poser sa candidature pour un autre emploi dès qu’elle entame un nouveau travail. D’autres ont déclaré ne pas avoir bénéficié de suffisamment de temps pour se préparer à enseigner, ce qui est un problème général du personnel occasionnel occupant des postes d’enseignement. Tous ces problèmes se sont aggravés du fait de la crise du COVID-19, qui a également empêché les membres du personnel sous contrat précaire de donner des cours présentiels traditionnels et de présenter leur candidature pour de nouvelles bourses de recherche afin de prolonger leur emploi.

Deuxièmement, le rapport de l’UCU souligne l’ampleur de la précarisation dans l’enseignement supérieur au Royaume-Uni : deux tiers (67 %) des chercheur·euse·s sous contrat à durée déterminée et près de la moitié du personnel purement enseignant (49 %) ont des contrats d’emploi à durée déterminée. La précarisation ne frappe toutefois pas uniquement l’enseignement supérieur britannique. En effet, selon des rapports de l’ Internationale de l’Éducation(IE), de l’ Organisation internationale du Travail et de la Commission européenne, le phénomène est mondial.

En fait, l’un des problèmes les plus courants que rencontrent les organisations membres de l’IE dans le secteur de l’enseignement supérieur est le recours à des contrats précaires tant pour les professeur·e·s que pour les personnels de soutien de l’éducation. Tout d’abord, dans la plupart des pays, le principal problème est la multiplication des contrats de recherche à durée limitée, en particulier lorsque le type de contrat est lié à un financement de courte durée. Ces postes ont proliféré en raison de l’essor du financement par projet et des obligations imposées aux établissements d’enseignement supérieur et aux professeur·e·s de trouver d’autres formes de revenus.

Ensuite, dans de nombreux pays, les établissements se sont de plus en plus appuyés sur du personnel enseignant occasionnel, payé à l’heure. Dans certains pays, cette tendance a découlé du programme d’austérité mis en place (comme en Italie), mais ce n’est pas la seule explication. Dans des pays comme le Royaume-Uni et l’Australie, par exemple, cela s’inscrit dans le cadre d’une tentative délibérée des établissements de réduire leurs dépenses de personnel et de consacrer ces ressources à d’autres activités, comme de grands projets d’infrastructure à l’intérieur du pays et à l’étranger (par exemple, des campus à l’étranger).

Les chercheur·euse·s sous contrat à durée déterminée et les enseignant·e·s payé·e·s à l’heure ont été durement touché·e·s par la pandémie de COVID-19. Bon nombre de chercheur·euse·s sous contrat à durée déterminée, par exemple, ont vu leurs projets de recherche fortement perturbés, notamment en raison des nouvelles règles de distanciation sociale ou d’auto-isolement, mais n’ont reçu aucune garantie que leur contrat d’emploi sera prolongé en conséquence. Alors que pour le personnel enseignant occasionnel, rémunéré à l’heure, la fin des cours présentiels a entraîné une perte potentielle de revenus et une réduction du salaire dues aux modèles d’enseignement en ligne. Le personnel occasionnel craint également d’être licencié à la suite d’une chute inattendue des revenus provenant des droits d’inscription des étudiant·e·s étranger·ère·s pendant l’année académique 2020-2021.

L’impact de la précarisation sur le personnel – et les étudiant·e·s – peut être important. Les contrats précaires portent atteinte à la santé physique et mentale du personnel et peuvent également avoir un effet négatif sur l’apprentissage des étudiant·e·s. Ainsi, une enquête menée auprès du personnel sous contrat et publiée en 2018 par l’ Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU) a conclu que deux tiers des répondant·e·s ont déclaré qu’en raison de sa nature intermittente, leur emploi a eu des répercussions sur leur santé mentale. La recherche révèle que les femmes et les minorités sous-représentées sont également plus susceptibles d’avoir un contrat à durée déterminée.

En ce qui concerne l’apprentissage des étudiant·e·s, les enseignant·e·s du supérieur sous contrat précaire ont des conditions de travail qui rendent difficile l’établissement d’interactions de qualité constante avec les étudiant·e·s, comme celles que peut créer le personnel bénéficiant de contrats de travail sûrs et décents. La transition rapide vers l’enseignement à distance en raison du COVID‑19 a entraîné de grandes difficultés pour l’ensemble du corps enseignant de l’enseignement supérieur. Cependant, ceux et celles qui occupent un emploi précaire peuvent être particulièrement désavantagé·e·s par cette transition, car ces enseignant·e·s sont moins susceptibles de bénéficier d’un soutien de leur employeur en termes d’infrastructure et de développement professionnel.

Bien évidemment, la précarisation est également synonyme de plus grande incertitude pour les étudiant·e·s, du fait que leurs chargé·e·s de cours pourraient ne plus être employé·e·s le semestre suivant (et durant la crise du COVID-19, de nombreux·euses étudiant·e·s font face à une incertitude financière en raison de la perte de leur propre emploi temporaire, à temps partiel). En résumé, les conditions de travail du personnel occasionnel sont les conditions d’apprentissage des étudiant·e·s et c’est pour cette raison que les représentant·e·s du personnel et des étudiant·e·s doivent travailler main dans la main pour lutter contre la précarisation.

Que font les syndicats pour résoudre ces problèmes ?

Les syndicats luttent contre la précarisation de différentes manières. Tout d’abord, la négociation collective et le dialogue social restent essentiels pour parvenir à des améliorations sur le terrain et les syndicats participent activement à la conclusion de meilleures conventions collectives. Dans certains cas, les campagnes menées par les syndicats ont nécessité des grèves pour obtenir une plus grande sécurité d’emploi. À l’UCU, par exemple, la lutte pour des contrats décents est un élément essentiel du différend Four Fights sur le salaire et les conditions de travail. De la même façon, en France cette fois, la lutte contre le travail précaire a été au centre de la récente grève du 5 mars 2020. Et pour réagir à la crise du COVID‑19, les syndicats incitent les gouvernements à inclure le personnel occasionnel de l’enseignement supérieur dans les mécanismes nationaux de revenu de remplacement.

Ces dernières années, les campagnes politiques visant à obtenir des réformes législatives sur l’utilisation des contrats à durée déterminée ont été un autre objectif majeur des syndicats, comme cela a été le cas en Allemagne en 2016. Un enjeu majeur est de faire en sorte que la législation soit correctement appliquée à l’échelon local et il est donc nécessaire de poursuivre les campagnes syndicales en faveur d’une plus grande sécurité d’emploi (comme le Manifeste de Templin en Allemagne et la campagne « Riceratori Determinati» en Italie).

Indépendamment des méthodes mises en œuvre, les membres occupant un emploi précaire doivent être au cœur de la stratégie syndicale de lutte contre la précarisation. Cela signifie recruter, mobiliser et organiser les collègues en situation d’emploi précaire à l’intérieur du syndicat. Les syndicats commencent à le faire aux niveaux local et national, mais il est également possible d’échanger de bonnes pratiques à l’échelle internationale.

En Europe, un nouveau projet – YOUR TURN! Les enseignants pour le renouveau syndical– offre une nouvelle opportunité. Le projet du CSEE est axé sur les efforts des syndicats de l’éducation en vue de revoir leurs organisations afin de répondre aux importants changements politiques et économiques que sont la décentralisation de la négociation collective et les revendications d’affilié·e·s de plus en plus divers·es. Les syndicats de l’enseignement supérieur ont un rôle majeur à jouer dans ce projet, notamment en mettant en lumière le travail qu’ils réalisent pour attirer les travailleur·euse·s occasionnel·le·s dans leurs structures et faire en sorte que les problèmes que rencontrent ces travailleur·euse·s occasionnel·le·s soient au cœur des négociations et des programmes politiques et juridiques des syndicats, en particulier en ce qui concerne la crise du COVID‑19.

En fait, la crise actuelle peut offrir une opportunité pour revoir le travail et la stratégie des syndicats à l’égard de la précarisation de l’emploi, tandis que la prise de conscience accrue des inégalités du travail précaire pourrait susciter un nouveau soutien public pour des droits renforcés en matière d’emploi et une plus grande sécurité d’emploi. Grâce à un revirement de la politique publique accompagné d’une force syndiquée active et engagée, nous espérons pouvoir faire reculer les contrats qui exploitent les travailleur·euse·s dans le secteur de l’éducation.

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[1] « Precarious workers pushed to the edge by COVID-19 », Janine Berg, économiste principale à l’OIT. Disponible ici.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.