Ei-iE

Mondes de l'éducation

GPE/ Carine Durand
GPE/ Carine Durand

La « somme totale » : réimaginer la protection et l’éducation de la petite enfance à travers une perspective de genre sur la profession

Publié 20 mars 2024 Mis à jour 20 mars 2024
Écrit par:

L’ « éducation », suggérait en 1925 le psychanalyste autrichien Siegfried Bernfeld, « est la somme totale de la réaction sociétale au fait du développement ontogénétique » (Bernfeld, 1973, 1925). La définition très large qu’il propose a de profondes implications alors que nous nous efforçons de réimaginer l’éducation pour toutes et tous au 21e siècle : l’éducation commence à la naissance (« développement ontogénétique »), l’éducation est plus que la scolarisation (« la somme totale ») et l’éducation est politique (« réaction sociétale »). Malheureusement, dans le domaine de l’éducation et de la protection de la petite enfance, la réaction sociétale est une tâche qui n’est pas assumée équitablement. Les femmes, et régulièrement les femmes issues de classes défavorisées, portent le gros du fardeau.

L’investissement dans l’éducation et la protection de la petite enfance (EPPE) est probablement l’investissement le plus efficace qu’un pays puisse réaliser pour soutenir le bien commun, assurer la prospérité, la cohésion sociale, l’équité et le développement durable. L’éducation est fondamentale pour le développement sain des enfants, leur bien-être, l’épanouissement de leur plein potentiel et leurs perspectives d’avenir tout au long de leur vie. Si l’éducation est importante en soi, elle a également un effet multiplicateur, en ce sens qu’elle permet aux enfants de se positionner de manière à garantir leurs autres droits au cours de l’enfance, de même que par la suite, en tant qu’adultes.

L’importance de l’éducation et de la protection de la petite enfance est aujourd’hui largement reconnue. Les accords et cadres internationaux tels que la Déclaration de Tachkent et engagements à l’action pour la transformation de l’éducation et la protection de la petite enfance (Conférence mondiale de l’UNESCO sur l’éducation et la protection de la petite enfance, 2022) établissent clairement un lien entre la réalisation du droit des enfants à l’éducation dès la naissance et un financement public adéquat et durable (recommandé : 10 % du budget global de l’éducation), ainsi que l’existence d’une main-d’œuvre qualifiée, bien rémunérée et professionnellement reconnue de personnels de la petite enfance.

La reconnaissance des jeunes enfants en tant que détenteurs et détentrices de droits et les progrès réalisés dans ce domaine ont été possibles grâce à la vision, à l’engagement et au travail inlassable des travailleuses du secteur et aux luttes qu’elles ont menées pour les droits des femmes et des enfants les plus jeunes.

Si ces développements sont bienvenus, selon un rapport récent de l’UNESCO (2021), l’éducation et la protection de la petite enfance à travers le monde présente néanmoins des défis énormes et variés s’agissant de la profession enseignante.

L’EPPE compte une main-d’œuvre très majoritairement féminine

Il est indéniable que, dans la plupart des pays du monde, de même qu’entre les différents pays et régions du monde, l’EPPE est inégale, fragmentée et hétérogène (UNESCO, 2021). Cela se reflète également dans le travail, les conditions et les qualifications du personnel travaillant dans les différents services et programmes.

La quasi-totalité des éducateurs de la petite enfance sont des femmes, quel que soit le pays ou la région du monde. Quant aux causes invoquées, elles pointent le plus souvent les conditions de travail et la faiblesse insoutenable de la rémunération (salaires de misère). Or, même dans les pays à revenu élevé où les emplois sont sûrs, et les personnels syndiqués et relativement bien rémunérés, il a été impossible de recruter un nombre significatif d’hommes pour travailler avec les enfants en bas âge, et encore moins de parvenir à un quelconque équilibre entre les genres. Ce qui laisse supposer l’existence de causes plus profondes. Les stéréotypes de genre semblent difficiles à surmonter. Les femmes sont considérées comme des mères et des soignantes naturelles, et on attend d’elles qu’elles le soient. Persistance de préjugés profondément ancrés : si les « hommes qui s’occupent d’enfants » sont souvent considérés comme des « sauveurs » potentiels (des modèles masculins dont les enfants ont tant besoin), ils peuvent en même temps susciter des réactions quelque peu ambiguës, étant parfois perçus comme manquant de virilité (idées reçues sur leur orientation sexuelle) et/ou comme des « monstres » (« agresseurs sexuels » potentiels). Quelle que soit la raison pour laquelle ils ont choisi de faire carrière dans l’éducation de la petite enfance, il doit y avoir chez eux quelque chose qui cloche !

La situation globale ne laisse pas de place au doute : si l’on considère uniquement les personnels du pré-primaire (CITE 0) (la seule partie de l’EPPE pour laquelle nous disposons de données fiables), il est évident que les femmes prédominent dans cette profession. Selon les informations fournies par l’Institut de statistique de l’UNESCO (ISU), les femmes représentent 94 % du corps enseignant préscolaire dans le monde, ce pourcentage atteignant même 100 % dans certains pays.

Les données officielles ne couvrent toutefois qu’une petite partie de la main-d’œuvre de l’EPPE. Un grand nombre, voire la majorité des enfants les plus jeunes sont pris en charge et éduqués en marge du système éducatif, dans des cadres informels ou des services fournis par des acteurs non étatiques. Si l’on en tient compte, la composition genrée de la main-d’œuvre est écrasante.

Prise en compte de la dimension de genre pour valoriser et reconnaître l’EPPE en tant que profession

Le travail dans l’EPPE est fortement influencé par les tâches liées à la garde des enfants, ce qui a un impact sur la reconnaissance sociale et professionnelle, de même que sur l’attractivité. Des stéréotypes de genre persistants ont attribué les tâches de soins aux femmes, contribuant par-là à renforcer la division genrée du travail et l’organisation sociale inéquitable des soins, en tant que nœuds structurels de l’inégalité de genre (pour l’ALC, cf. https://www.cepal.org). Ainsi, plus les enfants sont jeunes, plus les conditions de travail des personnes qui s’en occupent et les éduquent sont précaires, et moins les hommes sont impliqués dans ce travail. Les soins sont perçus comme une pratique domestique, une pratique d’éducation des enfants qui peut être exercée naturellement sans qualification professionnelle ou, parfois, dans des conditions indignes et avec un salaire faible ou nul. Derrière cette affirmation se trouve l’idée reçue selon laquelle le développement de l'enfant peut atteindre sa plénitude naturellement par le biais de la maturation.

Le soin est un travail, mais il s’agit aussi d’une éthique, car soigner, c’est prendre soin des nouveaux, des nouveaux venus dans le monde, pour reprendre les termes d’Hannah Arendt. Or, bien que dans la petite enfance, l’éducation et les soins soient des pratiques indissociables et nécessaires, les tâches de soins ne sont pas toujours valorisées et reconnues, comme le montrent de nombreuses études féministes.

La valorisation des personnels éducatifs de la petite enfance passe par la reconnaissance et le renforcement des aspects pédagogiques du travail éducatif dans la petite enfance, en particulier au cours des premières années, où les services et les prestations se situent souvent en dehors des systèmes d’éducation formels. La nature intentionnelle des actions menées par les personnels exige nécessairement une qualification, des connaissances professionnelles, des critères pédagogiques et une éthique claire. Le travail éducatif, comme nous le rappelle Paulo Freire, est une pratique sociale et politique guidée par des objectifs et des critères publics. Il est lié aux développements denses de la pédagogie qui, entre autres choses, indiquent que l’éducation d’un enfant requiert des connaissances spécialisées permettant d’élargir et de renforcer les horizons culturels du développement de la petite enfance (Fairstein & Mayol Lassalle, 2022).

Par où commencer

Du point de vue politique, la profession de la petite enfance fait partie de la lutte et de la résistance pour l’extension des droits à tous les êtres humains. Historiquement, l’élaboration de politiques publiques en faveur de l’EPPE a rarement émané des hautes sphères du pouvoir et des gouvernements, ces derniers s’étant plutôt montrés réactifs face aux mouvements sociaux et aux changements sociétaux. La reconnaissance des jeunes enfants en tant que détenteurs et détentrices de droits et les progrès réalisés dans ce domaine ont été possibles grâce à la vision, à l’engagement et au travail inlassable des travailleuses du secteur et aux luttes qu’elles ont menées pour les droits des femmes et des enfants les plus jeunes.

Où cela nous mène-t-il ? Quels sont les défis à venir pour la profession enseignante et ses syndicats, alors que nous nous engageons à réaliser le droit à l’éducation pour tous les enfants, leur droit à des résultats justes et équitables, et le droit à la reconnaissance et à des conditions de travail décentes pour leurs enseignantes et leurs enseignants ?

Tout d’abord, nous estimons qu’il sera nécessaire d’élargir le champ de ce que nous entendons par éducation, et de ce que nous entendons par enseignant.e ou éducateur.rice. Cela demandera à la fois une introspection critique et une approche proactive de la part des syndicats, de même qu’une stratégie de recrutement et de représentation de tous les membres de la main-d’œuvre de la petite enfance, avec une attention particulière pour la grande majorité qui ne sont pas traditionnellement reconnu.e.s en tant qu’ « enseignantes ou enseignants ».

Deuxièmement, l’un des principes directeurs et l’une des stratégies de la Déclaration de Tachkent pour une EPPE transformatrice, en ce qui concerne le personnel de l’EPPE, est de « rendre plus attractifs les métiers de l’EPPE et offrir des possibilités d’évolution de carrière ». À cette fin, il est urgent que les États honorent leur engagement de renforcer les systèmes d’EPPE, en mettant l’accent sur le recrutement, les qualifications et les conditions de travail de l’ensemble du personnel d’EPPE, et en procédant à un examen critique de la surreprésentation des femmes dans le secteur, « afin de remédier aux préjugés sexistes liés aux responsabilités en matière de soins, d’éducation et d’instruction des enfants dans la société » (UNESCO CMEPPE, 2022).

Troisièmement, la reconnaissance du droit de l’enfant à l’éducation dès la naissance exige un alignement des objectifs et des cibles à l’échelle internationale. Il sera crucial d’élargir notre concept d’éducation de la petite enfance au-delà du libellé actuel de l’Objectif de développement durable 4.2 (« une année de pré-primaire »).

En quatrième et dernier lieu, nous pensons que l’éducation aujourd’hui, à tous les niveaux, ne peut plus s’appuyer sur les conceptualisations, les pratiques et les certitudes du 20e siècle. L’éducation dans et pour le monde du 21e siècle dans lequel nous vivons doit être une éducation au sens le plus large : une éducation holistique dans et pour l’incertitude, la paix, la démocratie et la survie (Urban, 2019, 2022). En tant qu’éducateur.rice.s, chercheur.e.s et défenseur.e.s de la petite enfance, nous avons énormément à apporter à ce débat : l’EPPE est ancrée dans les communautés, elle est issue des mouvements sociaux et féministes pour le changement et est dotée d’une conscience politique et antifasciste (Malaguzzi & Cagliari, 2016).

Alors que nous réimaginons la « somme totale » de la responsabilité de la société à l’égard de tous les jeunes enfants, une fédération syndicale mondiale comme l’Internationale de l’Éducation peut et doit, selon nous, mener le débat !

Références

Bernfeld, S. (1973). Sisyphus or the limits of education. Berkeley, CA: University of California Press.

Fairstein, G. A., & Mayol Lassalle, M. (2022). Educación y cuidado en la primera infancia. Pedagogía desde el jardín maternal. Buenos Aires: Editorial Paidós Educación.

Malaguzzi, L., & Cagliari, P. (2016). Loris Malaguzzi and the schools of Reggio Emilia : a selection of his writings and speeches, 1945-1993. London ; New York: Routledge.

UNESCO. (2021). Right to pre-primary education. A global study. Paris: UNESCO.

UNESCO Conférence mondiale sur l’éducation et la protection de la petite enfance. (2022). Déclaration de Tachkent et Engagements à l’action pour la transformation de l’éducation et la protection de la petite enfance. Paris, France: UNESCO.

Urban, M. (2019). (E)Utopia: the local, the global, and the imaginary in early childhood education. In S. Faas, D. Kasüschke, E. Nitecki, M. Urban, & H. Wasmuth (Eds.), Globalization, Transformation, and Cultures in Early Childhood Education and Care. New York: Palgrave MacMillan.

Urban, M. (2022). Scholarship in times of crises: towards a trans-discipline of early childhood. Comparative Education, 58(3), 383-401. doi:10.1080/03050068.2022.2046376

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.