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Mondes de l'éducation

Il est de notre devoir de mettre fin à la scolarité à but lucratif

Publié 25 octobre 2016 Mis à jour 25 octobre 2016

Par Fred van Leeuwen, Secrétaire général de l’Internationale de l’Education

A l’occasion de la Journée mondiale des enseignant(e)s cette année, la communauté éducative célèbre le 50e anniversaire de la Recommandation OIT/UNESCO concernant la condition du personnel enseignant. Ce document historique identifie « le rôle essentiel des enseignants dans le progrès de l’éducation et l’importance de leur contribution au développement de la personnalité humaine et de la société moderne » - pour ne citer que l’un des nombreux principes, très complets, et des multiples pratiques spécifiques qui ont été consacrés en 1966. Malheureusement, nombre de ces principes qui définissent la profession enseignante et posent les fondements d’une éducation de qualité ont été écartés par Bridge International Academies, une société qui s’est lancée dans la création et la gestion de soi-disant écoles privées « low cost » dans des pays à bas revenu.

« Quand nous avons de l’argent, nous l’envoyons à l’école. Mais quand nous n’avons pas d’argent, elle doit rester à la maison car nous ne pouvons pas payer les frais de scolarité. Comme nous n’avons pas d’argent en ce moment, elle ne va plus à l’école depuis plusieurs semaines. »

Tels sont les propos d’un parent en Ouganda, qui nous rappelle que les frais en matière d’éducation représentent une barrière pour les pauvres, un pont qui ne mène nulle part, empêchant les enfants de jouir de leur droit à l’éducation. C’est, hélas, précisément le modèle d’entreprise adopté par Bridge, une société arborant fièrement son slogan, « Le savoir pour tous », alors même qu’elle exploite les individus les plus pauvres de la planète et utilise l’argent du contribuable, à travers le Département du développement international (DFID) du gouvernement britannique, pour faire fonctionner son « modèle d’entreprise ».

A l’occasion de la Journée mondiale des enseignant(e)s, l’IE a publié une étude révélant ce système où les enfants ougandais sont privés de leur droit fondamental à une éducation de qualité, où les tablettes électroniques ont remplacé les enseignant(e)s qualifié(e)s et où des structures peu sûres tiennent lieu d’écoles.  Co-écrite par Curtis Riep et Mark Machacek, l’étude intitulée « Scolariser les pauvres pour faire des bénéfices: Les innovations et les carences de Bridge International Academies en Ouganda » distingue la fiction de la réalité. Elle met au jour le décalage entre ce que Bridge affirme et la réalité de l’objectif de développement durable de l’Organisation des Nations Unies en matière d’éducation, qui vise à faire en sorte que « toutes les filles et tous les garçons suivent un cycle complet d’enseignement primaire et secondaire gratuit, équitable et de qualité, qui leur donne des acquis pertinents et effectifs ».

L’étude révèle le fonctionnement de l’école Bridge en Ouganda, où la société commercialise sa propre version de « l’éducation », son « Academy-in-a-box » formatée, auprès de quelque 12.000 étudiant(e)s acquittant des droits de scolarité dans 63 écoles. Non qualifié(e)s, les intervenant(e)s qui font fonction d’enseignant(e)s ne sont plus des éducateurs/trices mais de simples intermédiaires délivrant un contenu pédagogique ainsi que les résultats obtenus aux évaluations. Ce que l’on nomme trop communément « apprentissage personnalisé », n’est rien de plus qu’un enseignement pré-formaté. Il est inquiétant de constater que le groupe international d’éducation Pearson, la Banque mondiale, le DFID, ainsi que les milliardaires Zuckerberg et Bill Gates appuient cette opération en injectant des fonds à hauteur de 100 millions de dollars US.

J’évoque souvent les « vautours de la privatisation » tournoyant au-dessus de nos têtes, en attendant le moment propice pour plonger et attraper une proie vulnérable. Dans le cas de l’Ouganda, les vautours se sont déjà jetés sur leurs proies. Arborant les couleurs de Bridge, ils commencent à s’intéresser au système scolaire public. Mais il n’est pas trop tard pour intervenir et inverser le cours des choses.

L’approche de l’entreprise axée sur la recherche du profit à travers la commercialisation d’une éducation de qualité médiocre auprès des plus pauvres s’accompagne de manquements aux normes légales et éducatives établies par le gouvernement ougandais. Notamment, l’obligation de faire appel à des enseignant(e)s qualifié(e)s, de respecter le programme scolaire national et les normes relatives aux infrastructures scolaires. Par conséquent, cette enquête tombe à point nommé pour les collègues ougandais de l’Internationale de l’Education et pour le secteur éducatif national dans son ensemble.

En août, après l’annonce du ministère de l’Education de fermer les écoles Bridge International Academies pour cause de « conditions d’hygiène et de sécurité médiocres […] mettant en danger la vie et la sécurité des enfants », Bridge a saisi la Cour suprême ougandaise et demandé une injonction dans le but de faire appel de la décision du gouvernement, et de la renverser.

Quelle que sera l’issue, le gouvernement ougandais doit rester ferme en exigeant que Bridge agisse conformément aux exigences législatives et réglementaires ougandaises. La chaîne lucrative d’écoles « low cost » doit employer des enseignant(e)s qualifié(e)s et proposer un programme conforme aux prescriptions des autorités ougandaises compétentes dans le secteur de l’enseignement, et approuvé par celles-ci. En outre, le gouvernement doit insister pour garantir la sécurité des installations et leur adaptation à l’objectif poursuivi.

L’enseignement présente une dimension humaine. Il est personnel. Il implique la proximité. Rien de tout cela ne peut être accompli par une tablette qui indique aux étudiant(e)s à quel moment s’asseoir, se lever ou aller déjeuner.

La communauté éducative célèbre aujourd’hui le 50e anniversaire de la Recommandation concernant la condition du personnel enseignant, qui est en fait aussi une recommandation sur l’avenir de nos enfants.

Nous devons défendre les enfants ougandais pour leur permettre d’accéder à un programme riche, dispensé par des enseignant(e)s qualifié(e)s et bien soutenu(e)s dans des environnements sécuritaires et propices à un enseignement et un apprentissage de qualité. Et nous devons continuer de mettre au jour les pratiques de ces entrepreneurs occidentaux qui exportent des modèles d’entreprise éducative qu’ils n’oseraient pas même appliquer chez eux, dans le cadre de l’éducation de leurs propres enfants.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.