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Mondes de l'éducation

63 minutes en une demi-heure : l'intensité du temps dans l’enseignement

Publié 12 octobre 2023 Mis à jour 12 octobre 2023
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Le Rapport mondial sur la condition du personnel enseignant 2021 de l’Internationale de l’Éducation révèle que la charge de travail et son impact sur les personnels enseignants et de direction restent une préoccupation majeure pour toutes les organisations membres. L’ Enquête internationale sur l’enseignement et l’apprentissage (TALIS) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour 2018 a révélé qu’en moyenne, dans les pays de l’OCDE, les sources de stress liées à la charge de travail pour les enseignantes et les enseignants étaient les suivantes : « Avoir trop de travail administratif » (49 %) ; « Avoir trop de corrections » (41 %) ; « Avoir trop de préparations de cours » (33 %) ; « Avoir trop de leçons à enseigner » (28 %) ; et « Avoir des tâches supplémentaires en raison de l’absence de personnels enseignants (25 %) » (OCDE, 2020, p. 94).

Cela nous montre que les pressions liées à la charge de travail se font sentir à l’échelle internationale. Cependant, ces catégories de réponses définissent le problème du travail comme un problème quantique : avoir « trop » de tâches particulières. Mais notre projet, en partenariat avec le syndicat australien Queensland Teachers' Union (QTU), a révélé que la question est plus complexe que la simple « quantité » de travail, car ce que l'on demande aux personnels enseignants et aux personnels de direction d’établissement de faire a des impacts différents tout au long de la journée de travail. Il est donc peu probable que les solutions politiques qui modifient, par exemple, certaines formes particulières de travail administratif, améliorent de manière significative l’expérience des personnels. Les réponses politiques nécessiteront donc une compréhension plus nuancée de la manière dont sont vécues les journées de travail des personnels enseignants et des différents types d’activités qui y sont menées.

L'intensité du temps dans l’enseignement

Dans notre recherche, nous souhaitons mieux comprendre ce qui peut faire de l’enseignement un travail fatiguant et accablant. Les analyses de ce problème, telles que TALIS de l’OCDE, se concentrent souvent sur la description du nombre d’heures travaillées par les enseignantes et les enseignants dans différentes catégories d’activités, y compris le travail effectué à la maison.

« Il est nécessaire d’accorder une plus grande attention à la manière dont les enseignantes et les enseignants vivent l’impact de leur travail. Cela nécessite de prêter attention à l’intensité des diverses tâches interdépendantes accomplies par les personnels. »

Ce travail est utile, mais il présente des limites. Si les mesures de l’ampleur de la « charge » de travail des enseignantes et des enseignants nous indiquent simplement qu’elle est importante, elles ne nous disent pas comment elle est vécue ni comment différents aspects de la « charge » ont des implications différentes sur la façon dont le travail est vécu subjectivement. Pour explorer ce point, nous pensons qu’il est nécessaire d’accorder une plus grande attention à la manière dont les enseignantes et les enseignants vivent l’impact de leur travail. Cela nécessite de prêter attention à l’intensité des diverses tâches interdépendantes accomplies par les personnels. Pour ce faire, nous nous appuyons sur le concept des « heures lourdes » ( heavy hours en anglais) de Jaime L. Beck. Les heures lourdes font référence à la sensation d'être tiré·e dans plusieurs directions à la fois, ainsi qu'aux « résidus » qui persistent une fois les « heures lourdes » terminées. La sociologue Judy Wajcman décrit ces sentiments comme reflétant l’expérience subjective du manque de temps, le sentiment qu’il n’y a jamais assez de temps, qu’on ne semble jamais pouvoir « rattraper son retard ».

Manque de temps

Dans notre projet, nous comprenons qu’il existe une relation entre la charge de travail et l’intensité du travail, et nous pensons que cette relation peut expliquer ce sentiment de « manque de temps ». Nous avons observé qu’une augmentation de la charge ou de l’intensité peut conduire au sentiment d’être « hors du temps ». Cela signifie que les systèmes doivent tenir compte à la fois de la charge et de l’intensité du travail s’ils veulent améliorer l’expérience de l’enseignement et résoudre les problèmes d’insatisfaction et d’attrition des personnels. Cela ne veut pas dire que nous disons que l’enseignement devrait être moins complexe. En effet, les enseignantes et les enseignants trouvent souvent que les parties complexes de leur travail sont les plus agréables. Il s’agit plutôt de trouver des moyens de véritablement reconnaître, soutenir et permettre ce travail.

Notre projet

L’enseignement est une activité très variable, et dans les moments complexes et « rapides » qui peuvent le rendre le plus exigeant, il peut être difficile de se rappeler exactement comment le temps s’est déroulé.

Dans ce projet, nous avons utilisé les avancées technologiques pour développer une « application d’utilisation du temps » permettant aux enseignantes et aux enseignants de rendre compte de courtes « tranches » de 30 minutes de leur temps de travail. Cette méthode d'échantillonnage aléatoire réduit le fardeau des personnes participant à la recherche et présente l'avantage d'augmenter la fiabilité, car elles ne doivent rendre compte que d’une période de temps relativement courte.

Ce que nous avons trouvé

Notre application a été testée auprès de 109 membres du QTU dans le Queensland en 2022, et nous déployons actuellement une nouvelle phase de recherche avec un échantillon plus complet d'enseignantes et d’enseignants du Queensland. Nos résultats indiquent jusqu’à présent que l’application est utile pour identifier des modèles et des expériences plus nuancés en matière d’utilisation du temps des personnels, comparé aux enquêtes rétrospectives plus vastes.

Les premiers résultats reflètent la complexité du travail des enseignantes et des enseignants à travers le qualificatif familier de « multitâche » ( multi-tasking en anglais). Lorsque les personnes ont rendu compte de l'utilisation de leur tranche de 30 minutes, elles ont déclaré avoir passé beaucoup de temps dans plusieurs domaines, souvent simultanément. Cela signifie que sur les 280 plages horaires de 30 minutes enregistrées, les personnels ont consacré en moyenne du temps à au moins 9 activités différentes. En termes d’utilisation du temps, les personnes ont estimé qu’elles étaient actives en moyenne 63,28 minutes durant une période d’une demi-heure. Cela nous montre une partie de la gamme d’activités que les enseignantes et les enseignants géraient dans leur travail quotidien. Ces personnes devaient apparemment « superposer » leurs activités professionnelles, ce qui peut expliquer pourquoi une période de travail de 30 minutes peut sembler intense pour de nombreuses personnes.

Cela est devenu plus clair grâce à l’analyse des modèles de prise de décision des personnels tout au long de la journée. Il a été demandé aux enseignantes et aux enseignants de donner le nombre de décisions prises au cours de la même période de 30 minutes. Les personnes ont déclaré qu’elles prenaient davantage de décisions et subissaient davantage de pression pour prendre des décisions rapidement lors de l’enseignement en face à face. Cependant, des décisions aux enjeux plus importants ont été prises lorsqu’il s’agissait de questions de bien-être des élèves en dehors des heures de cours. Cela montre à quel point différentes parties du travail des enseignantes et des enseignants peuvent présenter différents défis, ainsi que comment l’expérience vécue dans la réalisation d’un tel travail peut différer.

Nous avons également demandé aux personnes d'évaluer à quel point elles se sentaient sous pression au cours de leur journée et dans quelle mesure elles se sentaient satisfaites de leur charge de travail ce jour-là. Les personnels participant ont identifié trois facteurs communs qui les ont mis sous pression : la gestion des besoins et comportements des élèves, la communication avec les familles et la quantité de travail à effectuer pendant les cours. L'analyse des réponses ouvertes aux questions sur le sentiment d’être sous pression et sur la manière dont la charge de travail avait été gérable ce jour-là a produit une liste supplémentaire de catégories, y compris le travail administratif et les engagements extrascolaires. Il est intéressant de noter que toutes les activités mentionnées dans ces questions ouvertes concernaient sans doute des tâches « non essentielles » pour les personnels enseignants, ce qui suggère que ce sont ces aspects plus extérieurs du travail d'enseignement, qui sont parfois imprévisibles et inattendus, qui peuvent conduire à ce que les enseignantes et les enseignants se sentent « à court de temps ».

En effet, les réponses à une dernière question sollicitant des commentaires généraux sur la charge de travail des personnes participantes ce jour-là ont produit deux thèmes clés : « l’inhabituel » et « l’inattendu ». Pourtant, même s’il s’agissait de thèmes communs, les personnes ont déclaré que leurs journées étaient assez typiques. Cela suggère que « l’inhabituel » est, en réalité, habituel dans l’enseignement ; et peut être un facteur clé dans les expériences de manque de temps.

Prochaines étapes

Sur la base des données que nous collectons, nous pensons qu’il reste encore beaucoup à comprendre sur la manière dont la nature de plus en plus complexe du travail des enseignantes et des enseignants est liée aux expériences de manque de temps et aux conséquences associées de l’épuisement professionnel et de l’attrition. Actuellement, nous analysons les réponses d'un échantillon plus large d'enseignantes et d’enseignants du Queensland, à partir desquels nous pourrons appliquer des analyses statistiques plus sophistiquées et générer des informations plus approfondies sur le problème du manque de temps.

L'application a été développée en partenariat avec le QTU et peut être appliquée dans des contextes tels que les écoles, les TAFE (enseignement professionnel) et les universités. Il reste encore beaucoup à apprendre. Si vous souhaitez en savoir plus sur notre projet, vous pouvez visiter le site Web du projet du projet ou lire ici notre article le plus récent (en anglais).

Note éditoriale: Une version antérieure de cet article a été publiée dans The Australian Educator, la revue de l' Australian Education Union (AEU).

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.