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Internationale de l'Education
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Enseigner sous les bombes

Publié 20 mars 2009 Mis à jour 20 mars 2009

Le Sri Lanka est déchiré depuis plusieurs décennies par un conflit opposant l’armée sri lankaise aux Tigres tamouls. Des membres d’un syndicat de l’éducation tamoul livrent des comptes-rendus personnels des conditions de vie et de travail dans les zones les plus dangereuses du pays. Afin de protéger l’identité des enseignants qui ont eu le courage de témoigner en dépit des risques encourus, leurs noms ont été modifiés.

Check-points et stress sur le chemin du travail

Maaran est enseignant dans la zone contrôlée par les Tigres tamouls.

« Mon école est située à 40 km d’Omantal, la localité où se trouve un grand poste de contrôle entre la zone tenue par le gouvernement et celle contrôlée par le LTTE. J’habite la région de Vavunya, à 8 km au sud d’Omantal, dans la zone placée sous l’autorité du gouvernement.

J’effectue le trajet vers mon lieu de travail à moto et ce déplacement me prend entre une et trois heures, selon le nombre de check-points que je devrai traverser et selon l’intensité des contrôles et des fouilles de l’armée sri lankaise au poste de contrôle. A chaque fois, les pièces principales de ma moto sont démontées puis remontées pour vérifier que je n’amène pas en zone contrôlée par les Tigres de libération de l'Eelam Tamoul (LTTE) l’un des objets ou matériaux que le gouvernement sri lankais interdit d’y transporter. Les soldats vérifient aussi que je n’emporte pas plus que les cinq litres d’essence nécessaires à mon trajet vers l’école. » Il s’agit d’une mesure de l’armée sri lankaise qui vise à éviter que du carburant soit revendu aux Tigres tamouls.

Pour limiter les risques, Maaran loge près de son école en semaine et ne rentre à Vavunya que les week-ends.

« Le trajet de mon école à Omantal est dangereux. L’armée sri lankaise est parfois en embuscade de ce côté, et il est déjà arrivé qu’elle fasse exploser des mines au passage de véhicules d’employés du gouvernement confondus avec des Tigres tamouls. Le danger est très grand dans toute la zone contrôlée par les LTTE, en raison des bombardements de l’armée sri lankaise. Celle-ci tente de limiter les victimes parmi les civils, mais contrairement à ce qu’elle veut faire croire, ses missiles les touchent régulièrement. Des écoles ont déjà été touchées et un enseignant a perdu la vie début août suite à un largage de bombes par des avions de l’armée. Lors des bombardements, nous courons tous vers les abris, puis les cours reprennent normalement. Les élèves et les enseignants ont l’habitude de vivre ces situations de stress, mais c’est quand même très dur d’assurer un enseignement de qualité dans ces conditions. »

Résumer en quelques lignes la guerre civile du Sri Lanka est mission impossible. En résumé, il s’agit d’un conflit entre le gouvernement central et une organisation indépendantiste tamoule, les LTTE. Reconnus internationalement comme groupe terroriste, les LTTE réclament l’autodétermination et la création d'un Etat tamoul dans le nord-est de l'île. Les Tamouls constituent environ 18 % de la population du Sri Lanka, les Cingalais 74%. Les Tigres tamouls ont longtemps contrôlé de larges territoires au Nord et à l’Est du pays, où ils ont établi leur propre administration parallèle à celle du gouvernement central. Des divisions internes et des débâcles militaires la confinent toutefois actuellement au Nord du Sri Lanka. Ces dernières semaines, de grandes offensives de l’armée sri lankaise ont encore réduit la zone contrôlée par les LTTE, mais l’impossibilité de pratiquer un journalisme indépendant dans les régions du conflit rend difficile un compte-rendu exact de la situation militaire.

Pour la population civile tamoule, au-delà de toute considération politique, une chose est claire : la peur fait partie du quotidien. Dans les régions tamoules contrôlées par le gouvernement, pas un jour ne passe sans que des civils soient arrêtés, torturés et battus, pour être soupçonnés de contact avec des Tigres tamouls. La situation des civils est tout aussi désespérée dans les régions contrôlées par les Tigres tamouls. En plus des bombardements de l’armée sri lankaise, les familles tamoules doivent composer avec un mouvement terroriste qui ne tolère aucune protestation et qui a longtemps contraint les enfants tamouls à le rejoindre en tant que soldats (ce recours par les LTTE aux enfants soldats semble cependant avoir diminué ces dernières années).

« L’artillerie fait sursauter les élèves »

L’impact psychologique de ce climat de terreur sur les élèves est très important. A Vavunya par exemple, une ville située en zone contrôlée par le gouvernement, l’armée sri lankaise tire quasiment chaque jours des obus en direction de la zone tenue par les LTTE, située à une dizaine de kilomètres au nord de la ville. La plupart des Tamouls de Vavunya ont de la famille ou des amis dans cette zone, les coups de canon qui résonnent dans la ville font donc craindre que des proches aient été touchés là où les obus atterrissent.

« Mon école est située juste à côté d’un camp militaire », témoigne Krishnan, membre du Ceylon Tamil Teachers’ Union (CTTU), affilié à l’IE. « Les bruits de l’artillerie s’entendent très fort dans ma classe, ils font sursauter les élèves. C’est très difficile de donner cours dans ces conditions. »

Les enseignants témoignent aussi des perturbations importantes qu’ils notent chez les élèves après une opération de regroupement. Ces opérations menées généralement par l’armée sri lankaise (à 100% cingalaise) consistent à rassembler tous les habitants d’un quartier sur une place publique, à leur faire des sermons sur leurs devoirs de dénoncer les sympathisants du LTTE. Ils sont parfois obligé de défiler un par un devant une personne dont la tête est recouverte d’une cagoule. Cet individu est un informateur de l’armée et s’il opine de la tête lorsque vous passez devant elle, vous êtes arrêté car suspecté d’être sympathisant des Tigres tamouls. Les personnes arrêtées sont généralement torturées et maintenues en détention sans jugement pour une période indéfinie.

Les déplacements incessants de population pour fuir les zones de combat posent aussi de gros problèmes d’organisation de l’enseignement.

« Lorsque j’ai été nommé dans cette école, il y avait 500 enfants, mais il n’y en a plus que 150 actuellement, les autres ont suivi leurs familles dans leurs déplacements internes à la zone contrôlée par les LTTE. Récemment, mon école a d’ailleurs été déplacée car les combats s’en rapprochaient trop. Au moins 55 écoles ont déjà été déplacées dans cette zone, mes frais de déplacement ne sont pas remboursés et nous ne bénéficions d’aucune prime de risque malgré les dangers sans cesse croissants. Tous les fonctionnaires du gouvernement employés en zone LTTE connaissent les mêmes difficultés », explique Krishnan.

Mouvement syndical prudent

Prudents, la plupart des syndicats sri lankais se sont gardés de se mêler de trop près au conflit qui déchire le pays.

Ci et là, quelques syndicalistes ont toutefois pris la parole pour demander au gouvernement de délaisser la solution militaire pour privilégier la négociation, même si celle-ci est extrêmement difficile avec un mouvement terroriste comme celui des Tigres tamouls. C’est le cas notamment de NATURE, un collectif de dix-neuf syndicats sri lankais, dont l’un des membres est le CTTU.

« NATURE s’était adressé au président sri lankais pour demander qu’il mette un terme à ces combats, mais le gouvernement a répondu qu’il n’y aura pas de solution pacifique tant que les LTTE mèneront leurs actions violentes », explique Palitha Atukorale, président de ce collectif. « NATURE a donc alors écrit à Vellupillai Prabhakaran, le leader des LTTE, pour le presser de tendre vers un règlement pacifique, sans résultat malheureusement. »

Les syndicalistes actifs dans les zones proches des combats doivent se montrer bien plus prudents.

« Nous avions mené quelques actions en faveur de la paix dans le passé, mais quand le gouvernement actuel a été nommé et qu’il a décidé d’en finir avec les LTTE par l’action militaire, nous avons ont dû nous taire pour ne pas nous mettre en danger », note Vishwanathan, membre du CTTU à Vavunya.

Il continue : « En tant que syndicats, nos actions se limitent aux questions liées au travail : problèmes de promotions, de prise de congés, de mutations d’enseignants dans des villages situés loin de chez eux, etc. Il est difficile d’effectuer des actions communes avec le reste du mouvement syndical sri lankais : la zone Vavunya est séparée du reste du pays par un important check-point à Medawachchiya, et traverser ce point de contrôle représente une grande perte de temps en raison des tracasseries administratives. »

« Dans ces conditions, il est compliqué par exemple de nous rendre à une réunion syndicale organisée dans la capitale, Colombo, indique Vishwanathan. Nous voulons cependant maintenir le contact avec les enseignants de tout le pays, car les travailleurs tamouls, cingalais et des autres communautés ont tout intérêt à demeurer unis malgré les combats menés par les militaires. »

Par Samuel Grumiau. Réimprimé avec l'aimable autorisation de Vision syndicale, publication de la Confédération syndicale internationale.

Cet article a été publié dans Mondes de l'Éducation, No. 29, mars 2009.