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Mondes de l'éducation

Les plateformes numériques menacent-elles la liberté académique et les droits de propriété intellectuelle ?

Publié 6 mai 2024 Mis à jour 6 mai 2024
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Les plateformes numériques sont couramment utilisées dans les universités pour soutenir l’enseignement et l’apprentissage, mais elles peuvent également remettre en question la liberté académique et les droits de propriété intellectuelle. Dans notre nouveau rapport réalisé pour l’Internationale de l’Éducation, L’envers des plateformes : protéger la liberté académique et les droits de propriété intellectuelle dans l’enseignement supérieur, nous examinons le paysage complexe des plateformes dites « edtech », utilisées dans l’enseignement supérieur pour faciliter l’apprentissage et l’évaluation, en analysant en détail leurs conditions d’utilisation et leurs politiques de confidentialité, afin de mieux comprendre les problèmes que représentent ces plateformes pour la liberté académique et la propriété intellectuelle.

Lorsque les universitaires utilisent une plateforme numérique, les droits de propriété intellectuelle sont déterminés par des accords établis lors de négociations entre un fournisseur de plateforme et un établissement. Point important, ces accords peuvent (1) attribuer des droits de propriété intellectuelle liés au contenu créé ou partagé par l’intermédiaire des plateformes, et (2) déterminer les droits liés à la collecte, au traitement et à la propriété des données.

La propriété intellectuelle dans la sphère numérique : des dispositions qui évoluent

La numérisation au sein de l’enseignement supérieur soulève des problématiques particulières concernant la propriété et le droit d’auteur·e liés aux contenus académiques lorsque ces derniers sont publiés et diffusés sur une plateforme d’apprentissage en ligne. En général, les sociétés de technologies de l’éducation ne revendiquent pas la propriété des contenus académiques publiés sur leurs plateformes. Le plus souvent, ce sont les établissements d’enseignement qui la revendiquent. Toutefois, les accords établis avec les établissements signifient souvent que les sociétés de plateformes edtech ont le droit d’accorder des licences à des fins diverses, souvent vaguement définies.

Les licences octroyées par les plateformes risquent d’amener les personnels enseignants universitaires à perdre le contrôle de leurs propres contenus, dans la mesure où celles-ci pourraient être utilisées à des fins qui n’étaient pas prévues lors de leur création initiale pour l’enseignement. Clarifier les dispositions en matière de propriété intellectuelle devrait être une priorité absolue, étant donné que les plateformes edtech intègrent de plus en plus l’intelligence artificielle (IA) et que, comme l’a démontré un cas récent aux États-Unis, les contenus créés par des universitaires, mais aussi par des étudiantes et étudiants, sont susceptibles de servir à la formation ou au perfectionnement des systèmes d’IA.

Les données des utilisatrices et utilisateurs : des actifs hautement rentables

Souvent, les plateformes edtech utilisées par les universités collectent également des données concernant les utilisatrices et utilisateurs (contenus publiés, engagement, activités, etc.). Sous l’angle de la propriété intellectuelle, l’importance de ces données réside dans la possibilité pour les opérateurs de plateformes d’exercer un contrôle sur certaines d’entre elles et de les considérer comme des actifs rentables pouvant servir leurs objectifs commerciaux, qui consistent à améliorer et développer leurs produits et marchés.

Raison pour laquelle les fournisseurs de plateformes peuvent chercher à monétiser les données des utilisatrices et utilisateurs au travers du développement de leurs produits, ce qui peut avoir des répercussions sur l’enseignement et le travail universitaires en raison des modifications apportées aux fonctionnalités des plateformes. Conserver les droits de contrôler ces données constitue donc une priorité commerciale pour les sociétés de plateformes edtech. Considérées comme de précieux actifs, les données des utilisatrices et utilisateurs sont collectées pour leur rentabilité potentielle future, et pas nécessairement pour répondre aux exigences d’une plateforme ou servir des objectifs éducatifs plus larges.

Temps versus liberté académique

Compte tenu de l’évolution des dispositions et des droits en matière de propriété intellectuelle, les plateformes commencent à jouer un rôle important en ce qui concerne la liberté académique. Les plateformes edtech sont susceptibles de limiter l’autonomie pédagogique des enseignantes et enseignants, en établissant des cadres pour la sélection et la présentation de matériels, la structure des cours et la nature des devoirs. L’introduction rapide de l’IA dans les plateformes edtech, les logiciels d’entreprise et les pratiques des établissements rendent d’autant plus critique la question de la liberté académique et de l’autonomie pédagogique. Les services basés sur l’IA ont la capacité de prendre des décisions automatiquement, amenant ainsi les utilisatrices et utilisateurs à adapter les leurs ou à se voir refuser toute option en termes de prise de décision − une situation qui, en définitive, va à l’encontre des principes de la liberté académique et de l’autonomie pédagogique en déléguant le pouvoir décisionnel du corps enseignant aux algorithmes de la plateforme.

Le déploiement rapide de l’« IA générative », notamment les grands modèles de langage capables de produire automatiquement des textes à la demande d’un utilisateur ou d’une utilisatrice, ont largement contribué à diffuser l’idée selon laquelle la communauté enseignante universitaire peut gagner du temps en confiant à l’IA la mission de préparer les contenus, de structurer les cours et d’automatiser les processus d’évaluation. Ces services, aujourd’hui intégrés aux principaux systèmes de gestion de l’apprentissage utilisés par les établissements à travers le monde, se révèlent problématiques pour les libertés des enseignantes et enseignants lorsqu’il s’agit du contenu de leurs cours.

Que faire face à cette situation ?

D’ores et déjà, plusieurs syndicats de l’enseignement supérieur cherchent à répondre aux inquiétudes entourant les impacts de l’IA sur les droits de propriété intellectuelle des universitaires, la sécurité d’emploi, la charge de travail et la diminution potentielle de leur autonomie pédagogique et de leur liberté académique. Si les adeptes de l’IA laissent entendre que les enseignantes et enseignantes pourraient facilement réduire leur charge de travail en déléguant certaines de leurs activités à l’IA, comme la préparation des cours et la notation des travaux d’élèves, il n’existe cependant aucune politique ou accord pour protéger leurs droits.

Une des recommandations de l’étude préconise de renforcer considérablement la transparence des processus contractuels entre universités et fournisseurs de technologies de l’éducation, afin que les personnels universitaires puissent connaître les droits dont ils disposent sur leurs contenus, les droits concédés aux opérateurs de technologies de l’éducation et les données relatives aux activités des utilisatrices et utilisateurs collectées auprès des établissements en vertu des accords contractuels. Si les contrats établis avec les fournisseurs de technologies de l’éducation peuvent apparaître comme des documents juridiques ennuyeux, il s’agit néanmoins de processus très importants au cours desquels se négocient les aspects cruciaux que constituent la liberté académique et la propriété intellectuelle. Ces contrats ont donc des implications considérables pour le travail universitaire.

Plus généralement, les accords contractuels entre les établissements d’enseignement supérieur et les fournisseurs de technologies de l’éducation sont susceptibles de privilégier des objectifs commerciaux au détriment des valeurs publiques et éducatives des universités. Plusieurs études récentes ont démontré que l’enseignement supérieur offrait des opportunités de marché très rentables aux sociétés de technologies de l’éducation, dans la mesure où les établissements scolaires, aujourd’hui devenus des consommateurs insatiables de services proposés par les plateformes commerciales, investissent des montants considérables dans les licences, tandis que les opérateurs de plateformes ont le pouvoir de monétiser les données collectées en vertu des accords contractuels signés avec ces établissements.

Certains de ces contrats cadenassent les établissements dans des accords pluriannuels de longue durée, occasionnant des frais particulièrement élevés en cas de changement de prestataire. Pourtant, les universitaires ne sont souvent pas au courant des accords contractuels qui ont été conclus avec les fournisseurs de plateformes ou n’ont pas été consulté·e·s à propos de décisions qui, au bout du compte, auront une incidence sur leurs conditions de travail. D’importantes décisions ayant un impact sur la liberté académique des enseignantes et enseignants sont prises sans leur participation et sans la protection que leur confèrent les normes internationales ou les instruments réglementaires.

Cette année, au mois de septembre, le seul instrument international établissant des principes et des normes pour les enseignantes et enseignants de l’enseignement supérieur – la Recommandation de l’UNESCO de 1997 concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur – doit être réexaminé par le Comité conjoint OIT/UNESCO d'experts sur l'application des recommandations concernant le personnel enseignant. Au début de cette année, le Groupe de haut niveau sur la profession enseignante, institué par le secrétaire général des Nations unies, a appelé à l’adoption d’un instrument international actualisé et notamment d’une convention relative à la révision des instruments existants.

Les recommandations formulées dans notre rapport concernant les plateformes numériques et leurs implications pour la liberté académique et la propriété intellectuelle devraient être considérées comme prioritaires pour la création d’un instrument visant à protéger les personnels enseignants de l’enseignement supérieur. Les syndicats de l’éducation devraient mener des campagnes de sensibilisation aux impacts des services technologiques sur le travail universitaire, étant donné que les plateformes et l’IA exercent aujourd’hui une influence majeure sur les méthodes d’enseignement dans les universités. À l’heure où les universités subissent des pressions importantes pour adopter des plateformes numériques, intégrer l’IA et s’y adapter, les personnels universitaires nécessitent d’être protégés par des normes et des instruments établis en concertation au niveau international.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.