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Mondes de l'éducation

#SABERExposed « Les enseignant·e·s dans le domaine SABER de la Banque mondiale », par Melanie Baker Robbins.

Publié 14 novembre 2019 Mis à jour 31 janvier 2020
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Cet article de blogue présente deux critiques majeures du domaine SABER-enseignants: l'utilisation inconsistante de preuves empiriques par la Banque mondiale afin de promouvoir des politiques reflétant ses partis pris idéologiques par rapport aux enseignant·e·s et à la profession enseignante, et la manière dont le document cadre du domaine SABER-enseignants sert à déprofessionnaliser les enseignant·e·s.

Une préoccupation centrale du domaine SABER-enseignants est de déterminer le rôle des politiques relatives aux enseignant·e·s dans la promotion de l'efficacité des enseignant·e·s pour améliorer l'apprentissage des étudiant·e·s, en soulignant que les politiques relatives aux enseignant·e·s efficaces sont celles qui « correspondent le mieux à l'amélioration des performances des élèves » ( Vegas et al. 2013, p. 7).

Le cadre cité ci-dessus, développé pour analyser les politiques relatives aux enseignant·e·s dans le domaine SABER-enseignants, comprend deux composantes principales: la « cartographie des politiques » et l’« orientation politique ». Le but de la première composante est de fournir une réponse descriptive à la question « Que font les systèmes éducatifs en termes de politiques relatives aux enseignant·e·s? »( Vegas et al. 2013, p. 7). Cela a été fait en identifiant « un certain nombre de dimensions des politiques relatives aux enseignant·e·s qui sont essentielles pour produire un compte-rendu descriptif complet des politiques mises en place par les systèmes éducatifs pour gérer leurs effectifs d'enseignant·e·s », puis en développant un ensemble de catégories, ou « dimensions politiques », à partir de celles-ci ( p. 7). Les résultats du processus de cartographie des politiques ont été utilisés pour créer la deuxième composante, l’orientation politique. Cette dernière consiste en des recommandations de politique qui sont réellement incluses dans la rubrique du domaine SABER-enseignants; ce sont les Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s.

Au cours de ce processus, le domaine SABER-enseignants a défini dix dimensions politiques clé et défini huit Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s . Les dix dimensions principales des politiques relatives aux enseignant·e·s incluent ( Vegas et al. 2013, p. 12):

1.   les conditions requises pour entrer et rester dans la profession enseignante;

2.  la formation initiale de l'enseignant;

3.   le recrutement et l’emploi;

4.   la charge de travail et l’autonomie des enseignant·e·s;

5.   le développement professionnel;

6.   la rémunération: avantages salariaux et non salariaux;

7.   les règles relatives à la retraite et les avantages sociaux;

8.   le suivi et l’évaluation de la qualité des enseignant·e·s;

9.   la représentation et la voix des enseignant·e·s; et

10. la direction de l'école.

Les huit objectifs de la politique de SABER-enseignants (Figure 1) qui ont émergé de ce processus de cartographie des politiques sont (p. 24):

1.   définir des attentes claires pour les enseignant·e·s;

2.   attirer les meilleur·e·s dans l'enseignement;

3.   préparer les enseignant·e·s par le biais d’une formation et d’une expérience utiles;

4.   faire correspondre les compétences des enseignant·e·s aux besoins des élèves;

5.   confier la direction des enseignant·e·s à des directeur·trice·s fort·e·s;

6.   mettre en œuvre un suivi de l'enseignement et de l'apprentissage;

7.   aider les enseignant·e·s à améliorer l'enseignement; et

8.   motiver les enseignant·e·s à être performant·e·s.

Illustration 1. Les 8 Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s de SABER-enseignants ( Vegas et al. 2013, p. 24)

Bien que beaucoup de choses puissent être critiquées à propos du domaine SABER-enseignants, cet article de blogue se concentre sur deux critiques principales. Tout d’abord, s’appuyant sur les apparences de la précision et de la rationalité de Steiner-Khamsi ( comme présentées dans le premier article de blogue de cette série), les décisions relatives aux indicateurs de politique à inclure en tant qu’Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s et aux recommandations de politique semblent reposer tout autant sur les partis pris idéologiques de la Banque mondiale que sur les résultats de recherche disponibles ou sur les politiques et pratiques des pays « les plus performants ». Deuxièmement, le contenu du cadre, la rhétorique utilisée dans ce cadre et la représentation des enseignant·e·s dans ce cadre favorisent la déprofessionnalisation des enseignant·e·s, ce qui va à l’encontre de ce que la Banque mondiale prétend être le but ultime de SABER: améliorer les acquis d'apprentissage pour toutes et tous ( 2013).

En ce qui concerne la première critique, la Banque mondiale affirme dans tous les documents SABER que toutes ses recommandations de politique générale sont étayées par les recherches disponibles. Elle souligne que les politiques sont exclues si « elles ne reposent sur aucune base empirique », soit parce que « les informations concernant une intervention politique donnée sont peu claires soit parce que les systèmes éducatifs les plus performants adoptent des approches différentes pour atteindre un objectif particulier » ( Vegas et al. 2013, p. 23). Pourtant, si vous examinez les politiques de plus près, il est facile de voir comment les préjugés idéologiques de la Banque mondiale ont préséance sur les preuves empiriques et influencent les recommandations politiques de SABER-enseignants. Ce fait est démontré par l'utilisation incohérente de résultats de recherche « peu clairs » ou « contestés » pour déterminer quelles politiques recommander ou non.

En d'autres termes, si certaines politiques qui s'opposent aux partis pris idéologiques de la Banque mondiale sont exclues en raison de recherches peu claires ou contestées, d'autres, qui sont conformes à l'idéologie de la Banque mondiale, sont inclues malgré des recherches peu claires ou contestées. Deux exemples dans le domaine SABER-enseignants le démontrent clairement.

Le premier exemple concerne la Dimension politique #9: représentation et voix des enseignant·e·s. Comme mentionné ci-dessus, dans le document cadre SABER-enseignants, dix dimensions de politique ont été cartographiées dans le processus d'élaboration des huit Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s. Le document cadre de SABER-enseignants explique qu'« élaborer une description complète des politiques qu'un système éducatif met en place pour gérer son personnel enseignant est une première étape nécessaire pour évaluer la force de ces politiques et leur potentiel d'amélioration de la qualité de l'éducation dans un système donné » ( Vegas et al. 2013, p. 12). Bien que SABER-enseignants reconnaisse que la représentation et la voix des enseignant·e·s est une dimension importante des politiques relatives aux enseignant·e·s en l'incluant dans le processus de cartographie des politiques, cette dimension a finalement été exclue des huit Objectifs de la politiques relative aux enseignant·e·s. Cette exclusion est justifiée comme suit:

Les 8 Objectifs de la politiques relative aux enseignant·e·s excluent les objectifs et les politiques que les pays pourraient vouloir poursuivre pour améliorer l'efficacité de leurs enseignant·e·s, mais au sujet desquels il n'existe aucune base empirique pour formuler des recommandations politiques spécifiques […] Par exemple, il n'y a pas de tendance claire quant à savoir si (et si c’est la cas, comment) les gouvernements doivent collaborer avec les organisations d’enseignants. [...] Les informations sur la relation entre les organisations d'enseignants et les résultats des élèves sont contestées, et les pays les plus performants diffèrent grandement quant à leur degré d'implication, leur degré de réglementation et leur méthode d’organisation des syndicats d'enseignants. Par conséquent, les réglementations relatives aux organisations d'enseignants n’ont pas été incluses dans les 8 Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s ( p. 23-24).

Étant donné que les preuves sont contestées et que les pays les plus performants adoptent des approches différentes à l'égard des syndicats d'enseignants, cette dimension des politiques relatives aux enseignant·e·s est totalement exclue des Objectifs de la politique. Pourtant, un deuxième exemple - Objectif de la politique #8: Motiver les enseignant·e·s à être performant·e·s - montre comment cette logique et ce raisonnement sont ignorés afin d'inclure un Objectif de la politique qui soit fortement conforme à l'idéologie de la Banque mondiale - malgré des recherches contestées et des approches différentes selon les pays les plus performants.

Le levier de politique C de l’Objectif de la politique relative aux enseignant·e·s #8: motiver les enseignant·e·s à être performant·e·s pose la question suivante: « La rémunération des enseignant·e·s est-elle liée à la performance? » ( Vegas et al. 2013, p. 37). Pour qu'un système éducatif dans un pays donné soit évalué comme « Établi » ou « Avancé » pour cet objectif de la politique, le pays doit pouvoir répondre « oui » en ayant mis en place des politiques établissant un lien entre la rémunération des enseignant·e·s et les performances.

Sur la base de l'affirmation de la Banque selon laquelle toutes les recommandations de politique énoncées dans les documents cadres SABER doivent être celles qui « correspondent le plus étroitement à l'amélioration des performances des étudiant·e·s […] sur la base des données de recherche disponibles à ce jour », si la rémunération basée sur la performance est incluse comme recommandation de politique générale, elle doit être étayée par les données de recherche disponibles à ce jour.

Cependant, sur la base des données de recherche disponibles à ce jour, cette question est en fait assez contestée. Bien que certaines recherches soutiennent les politiques de rémunération au rendement, de nombreuses recherches les contestent ( Gratz, 2009; Yuan et al. 2013). En fait, il s'agit d'un sujet tellement controversé que la Banque a elle-même mis en cause les politiques de rémunération au rendement (Breeding, Beteille et Evans, 2019)!

Par exemple, le résumé d'une présentation donnée par des représentant·e·s de la Banque mondiale à la Conférence annuelle de la Société d'éducation comparée et internationale de 2019 intitulée « Systèmes de rémunération au rendement des enseignant·e·s: qu'est-ce qui fonctionne? Où? Et comment? » estime que

L'impact des programmes de rémunération au rendement évalués sur les résultats d'apprentissage des élèves varie considérablement. Parmi les programmes [58 résultats rapportés d’impacts sur les résultats des tests des élèves dans 11 évaluations], l'ampleur des effets varie, avec un effet minimum de -0,08 ÉTet un effet maximum d'augmentation de 0,32 ÉTdes résultats des tests des étudiants. L’ampleur de l’effet médian rapporté est une augmentation de 0,056 ÉT. La plupart des programmes produisent une combinaison de résultats parmi différentes mesures de résultats de tests et de différentes matières, la plupart d'entre elles étant fondamentalement et statistiquement non significatives (Breeding, Beteille & Evans, 2019).

Ici, la recherche de la Banque elle-même montre un manque d’informations claires sur l’efficacité des politiques de rémunération à la performance, mais celles-ci sont toujours nécessaires dans le cadre de SABER-enseignants pour qu’un pays reçoive des évaluations aux résultats élevés.

Penchons-nous maintenant sur la deuxième critique majeure du domaine SABER-enseignants: le document cadre et les documents associés contribuent à la déprofessionnalisation des enseignant·e·s et de la profession enseignante.

Le phénomène persistant de déprofessionnalisation des enseignant·e·s et de l'enseignement est bien documenté (Filson, 1988; Milner, 2013). Ce phénomène est d'autant plus problématique que la déprofessionnalisation est associée à une pénurie d'enseignant·e·s et à une qualité moindre de l'enseignement, et l'inverse est également vrai ( García & Weiss, 2019; Harris-Van Keuren, 2011).

De quelle manière SABER déprofessionnalise-t-il les enseignant·e·s?

Premièrement, les principaux indicateurs d’une profession sont, entre autres, le pouvoir décisionnel, une voix forte dans l’élaboration des politiques publiques pertinentes, un contrôle important de l’exercice des responsabilités professionnelles, un degré élevé d’autonomie et une rémunération relativement élevée (Hoyle, 1982; Ingersoll & Merrill, 2011).

Comme indiqué ci-dessus, en excluant la dimension politique de « représentation et voix des enseignant·e·s » des objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s et des recommandations que la Banque mondiale promeut dans le monde entier par le biais de SABER, le domaine SABER-enseignants s'abstient de promouvoir « une voix forte dans l’élaboration des politique publiques pertinentes », ce qui est pourtant une des caractéristiques d’une profession (Hoyle, 1982).

En outre, il ressort clairement du langage utilisé pour présenter les huit Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s que, dans le cadre de SABER-enseignants, les enseignant·e·s ne sont pas considéré·e·s comme un groupe de professionnel·le·s qui méritent un pouvoir décisionnel, un contrôle important de leurs responsabilités professionnelles et leur autonomie. Par exemple, dans l'Objectif de la politique #1, les attentes doivent être appliquées aux enseignant·e·s plutôt que avec ou par les enseignant·e·s. Les objectifs de la politique #5, #6 et #7 présentent les enseignant·e·s comme des personnes qui doivent être surveillées, dirigées et motivées par les autres. La rhétorique de ces objectifs implique qu'il ne faut pas faire confiance aux enseignant·e·s (car il·elle·s doivent être surveillé·e·s par d'autres) et qu'il·elle·s ne sont pas intrinsèquement motivé·e·s (car, encore une fois, il·elle·s doivent être motivé·e·s  par d'autres).

Pour développer davantage, dans le document cadre de SABER-enseignants, les auteur·e·s rédigent 15 pages de texte pour présenter et expliquer les huit objectifs de la politique. Dans ces 15 pages, le mot « autonomie » n’est utilisé qu’une seule fois et, lorsqu’il est utilisé, il vise à promouvoir des politiques qui accordent l’autonomie aux directeur·rice·s d’école, pas aux enseignant·e·s. De même, le mot « autorité » apparaît 21 fois dans ces 15 mêmes pages. Il est intéressant de noter que ces 21 mentions dans le cadre de SABER-enseignants recommandent d’accorder une autorité au gouvernement central, au gouvernement de l’État, au gouvernement local, aux écoles, à « une autorité nationale de l’éducation », aux décideur·euse·s politiques, aux directeur·rice·s d’école, aux conseils des normes professionnelles de l’État, aux agents de gestion et aux agents de surveillance. Aucune politique recommandant de confier une autorité quelconque aux enseignant·e·s n’est mentionnée.

Cela est d'autant plus préoccupant que la dimension « charge de travail et autonomie des enseignant·e·s » figure parmi les dix dimensions de la politique relative aux enseignant·e·s dans la composante de cartographie des politiques du cadre SABER-enseignants:

Il est souhaitable, pour plusieurs raisons, d’attribuer aux enseignant·e·s un certain degré d’autonomie pour s’acquitter des tâches qui leur sont confiées. L’autonomie permet aux enseignant·e·s d’utiliser leur créativité, d’innover, d’éprouver un sentiment d’appropriation de leur travail et donc d’être plus motivé·e·s. Elle leur permet également d’adapter leurs méthodes d’enseignement afin de mieux répondre aux besoins particuliers de chaque élève ( Vegas et al. 2013, p. 16).

En ce qui concerne la Dimension politique #9: représentation et voix des enseignant·e·s, la Banque mondiale reconnaît également qu'il s'agit de politiques importantes, mais elle s'abstient de les inclure dans les huit Objectifs de la politique relative aux enseignant·e·s qu'elle utilise pour évaluer les systèmes éducatifs à travers le monde. Ainsi, au lieu de responsabiliser et de promouvoir un corps enseignant fort et professionnel, le cadre SABER-enseignants recommande des politiques qui limitent les prérogatives des enseignant·e·s et donne le pouvoir de prendre des décisions concernant les enseignant·e·s et l’enseignement à d’autres, contribuant ainsi à la déprofessionnalisation de l’enseignement.

Pour résumer, dans l’ensemble du cadre SABER-enseignants, l’idéologie de la Banque mondiale présente ce que la Banque recommande comme « meilleures pratiques » tout autant, sinon plus, que la recherche disponible. En outre, le cadre SABER-enseignants encourage la déprofessionnalisation des enseignant·e·s, ce qui réflète encore plus l'idéologie de la Banque.

Si la Banque mondiale veut vraiment comprendre les politiques qui favorisent l’efficacité des enseignant·e·s et l’apprentissage des élèves, elle devrait peut-être commencer par écouter les enseignant·e·s eux·elles-mêmes.

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L’Approche systémique pour de meilleurs résultats éducatifs (SABER) de la Banque mondiale évalue les systèmes éducatifs à l’aune des « bonnes pratiques mondiales » et classent les pays selon la maturité de leurs politiques en latent, émergent, établi ou avancé. Bien que SABER existe depuis 2011, cette approche n’a pas encore fait l’objet d’une analyse critique approfondie. Cette série de billets de blog en 4 parties examine SABER, soulignant ses lacunes fondamentales tant au niveau de sa conception que de son application.

Références

Breeding, M., Beteille, T. & Evans, D. (2019, April). Teacher pay-for-performance (PFP) systems: What works? Where? And how? Paper presented at the 63rd annual meeting of the Comparative and International Education Society, San Francisco, CA.

Filson, G. (1988). Ontario Teachers' Deprofessionalization and Proletarianization. Comparative Education Review, 32(3), 298-317.

Harris-Van Keuren, C. (2011). Influencing the Status of Teaching in Central Asia. In Silova, I. (Ed.) Globalization on the Margins, (p. 173-201). Information Age Publishing; Greenwich CT.

Hoyle, E. (1982). The Professionalization of Teachers: A Paradox, British Journal of Educational Studies, 30(2), 161-171.

Yuan, K., Le, V.-N., McCaffrey, D. F., Marsh, J. A., Hamilton, L. S., Stecher, B. M., & Springer, M. G. 2013. “Incentive pay programs do not affect teacher motivation or reported practices: Results from three randomized studies,” Educational Evaluation and Policy Analysis, 35(1), 3–22.

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