Haïti : état d’urgence dans l’enseignement public, entre crise sécuritaire et mobilisation syndicale
Dans un contexte marqué par l’insécurité, la précarité et l’instabilité politique, les syndicats de l’éducation haïtiens multiplient les initiatives pour défendre une école publique inclusive et de qualité. Témoignages et analyses de terrain révèlent une mobilisation importante portée par la campagne « La force du public : ensemble on fait école ! ».
Un pays sous le joug de bandes armées, une école en sursis
« Sur le plan sécuritaire, la situation n'a pas beaucoup évolué. Les routes nationales restent sous le contrôle des bandes armées », constate Hubermane Clermont, secrétaire général de la Fédération nationale des travailleurs en éducation et en culture (FENATEC). Malgré la reprise officielle des activités scolaires le 1er octobre, de nombreux établissements ont dû être relocalisés dans des conditions précaires, loin de répondre aux normes, exposant élèves et éducateur∙trice∙s à de nouveaux risques. « On essaie de s'adapter, mais c'est avec beaucoup de difficultés que nous effectuons ces relocalisations imposées par la conjoncture actuelle », poursuit-il.
L’inquiétude face à l’avenir politique
À la veille d’une échéance politique majeure - des élections sous le mandat du Conseil présidentiel de transition devraient se tenir pour qu’un nouveau pouvoir s’installe le 7 février 2026, date marquant l’échéance du Conseil -, l’incertitude domine. « On se demande si ce pouvoir pourra réellement organiser les élections, alors que la situation sécuritaire reste la même, voire empire », s’alarme Kenson Delice, coordinateur de l’Union nationale des normaliens/normaliennes et éducateurs/éducatrices d'Haïti (UNNOEH). « Une autre transition va-t-elle remplacer cette transition ? C'est une situation extrêmement inquiétante. » Il insiste sur la nécessité de mobiliser : « Il nous faut arriver à sensibiliser tous les pays sur la nécessité pour l'État haïtien d’investir davantage dans le secteur public de l'éducation ».

Dialogue social : des avancées en demi-teinte
Si une commission de suivi a été mise en place pour traiter les revendications des enseignant∙e∙s, les résultats concrets tardent à se matérialiser. « En termes de suivi, pratiquement rien de concret n'est encore fait », note Lourdes Edith Joseph, conseillère spéciale au Bureau exécutif de la Confédération nationale des éducateurs d'Haïti (CNEH). « Les enseignants de Grand'Anse ont manifesté leur mécontentement parce que ces retards à l’action sont répétés au niveau des institutions, des écoles publiques de ce département. Jusqu'à maintenant, le ministère n'a pas convoqué les syndicats pour initier un dialogue sur le budget, sur ce qui devait être fait dans le secteur éducatif. »
« La force du public : ensemble on fait école ! » : informer, mobiliser, revendiquer
Face à l’urgence, la campagne « La force du public : ensemble on fait école ! » s’impose comme un levier de mobilisation. « Nous avons très bien réussi à communiquer avec la communauté éducative et la société haïtienne sur l’importance de la campagne », se félicite M. Delice. Spots publicitaires, conférences de presse, mobilisation sur les réseaux sociaux : les syndicats multiplient les actions pour sensibiliser et fédérer autour de l’enseignement public. « Nous avons eu beaucoup d'articles sur ces questions-là et à ce niveau, nous pensons que c'est une réussite », ajoute-t-il. Mme Joseph, elle, souligne l’effet multiplicateur de cette campagne : « Bon nombre de nos affiliés ont pu réaliser des conférences de presse sur le thème de la campagne. Cela a eu un effet mobilisateur au niveau de nos membres. »



Les défis structurels : coût de l’école et accès à l’éducation
Par ailleurs, les syndicalistes de l’éducation reconnaissent que 90% des élèves environ sont scolarisés dans le privé, avec un coût scolaire supporté par les familles, demeure un obstacle majeur à la scolarisation. « Beaucoup d’enfants en âge d’aller à l’école ne sont pas scolarisés justement à cause du coût de l’éducation », rappelle M. Clermont, ajoutant que « l'intervention de l'État pourrait non seulement soulager les parents en termes de dépenses, mais cela pourrait également augmenter l'offre scolaire. Cela pourrait ainsi augmenter l'accessibilité à un plus grand nombre d'enfants. »
Il souligne aussi le fait que « les enseignants et enseignantes restent encore sur leur faim, en attente de voir appliquées des mesures concrètes répondant à leurs revendications ».
Poursuivre la mobilisation et interpeller les autorités
Les syndicats ne comptent pas relâcher la pression. Rassemblements dans les départements, rencontres avec les autorités, relais départementaux : la mobilisation s’organise malgré les difficultés logistiques et sécuritaires. « Nous allons continuer et intensifier la campagne, insister pour faire pression afin de rencontrer les dirigeants et discuter des points de nos revendications », explique Mme Joseph. « On va mobiliser les représentants départementaux pour relayer la campagne. Tout ce que nous pouvons faire, c'est la sensibilisation, la mobilisation, mais le pouvoir de décision reste entre les mains des gouvernants », insiste M. Clermont.

L’école, préoccupation de toute la société
Dans un pays où l’école publique ne représente que 17 % de l’offre éducative, la bataille pour une éducation de qualité s’annonce longue et difficile. Mais la détermination des syndicats et la mobilisation de la société civile laissent entrevoir l’espoir d’un changement. Comme le résume Mme Joseph : « L’école n’est pas seulement l’affaire des syndicats, ni l’affaire de la profession enseignante, mais c’est aussi l’affaire de la société d’une manière générale. » Et M. Clermont d’insister : « Il faut convaincre les autorités de la nécessité d’investir davantage dans le secteur de l’éducation. »
La mobilisation syndicale haïtienne rappelle que l’éducation est le socle de la démocratie et le ferment de l’avenir. L’école publique, aujourd’hui en péril, doit redevenir la priorité nationale du pays, sous l’impulsion de la campagne « La force du public : ensemble on fait école ! ».