Des échecs du privé aux espoirs du public : pourquoi la FFD4 doit faire appel à « la force du public »
La conférence sur le financement du développement à côté de laquelle le monde ne peut pas se permettre de passer
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Depuis plus d’une dizaine d’années, l’Internationale de l’Éducation alerte l’opinion sur le programme « Billions to Trillions » (« Des milliards aux billions ») de la Banque Mondiale – une stratégie visant à mobiliser de faibles sommes d’argent public pour attirer les investissements privés en faveur du développement – qui donne la priorité aux profits privés plutôt qu’aux besoins publics. On nous a taxé·es d’idéologues irréalistes, s’opposant au marché. Jusqu’à ce que les preuves deviennent évidentes.
Lorsque les économistes Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor des États-Unis, et N. K. Singh, ancien président de la commission des finances de l’Inde, sont arrivés à la même conclusion dans leur rapport du groupe d’experts commandé par le G20 (lien disponible en anglais), les institutions de financement du développement ne pouvaient plus fermer les yeux. D’après leur analyse approfondie, la promesse séduisante d’utiliser des fonds publics pour débloquer des investissements privés est devenue, comme nous l’avions prédit, une machine extractiviste. Au lieu des « milliards qui deviennent des billions » en faveur du développement, le rapport parle de « millions qui entrent, milliards qui sortent », avec 68 milliards de dollars de différence entre les sommes mobilisées et les investissements acquis dans les pays pauvres. Il s’agit, concluent les auteurs, d’un « désastre ».
Alors que le modèle « des milliards aux billions » promettait l’efficacité par des mécanismes de marché, il a conduit à l’extraction par des mécanismes de dette. Au lieu de l’innovation par la concurrence privée, il a entraîné la stagnation par l’austérité publique. En proposant des partenariats entre le public et le privé, il a provoqué le parasitisme des ressources publiques par les profits privés.
Un système conçu pour l’extraction
Ce désastre extractiviste s’étend bien au-delà de l’échec de la stratégie de la Banque Mondiale. Il représente la poursuite d’une architecture financière coloniale par l’intermédiaire de mécanismes modernes : des programmes du FMI qui exigent l’austérité dans les pays du Sud, des créanciers bilatéraux qui conditionnent l’aide à certaines mesures politiques, des créanciers privés qui imposent des taux d’intérêt punitifs, des agences de notation financière qui dégradent systématiquement la note des pays africains en dépit des fondamentaux économiques et un régime mondial d’imposition qui permet aux multinationales de transférer leurs profits vers des paradis fiscaux tandis que les États luttent pour financer les services publics de base. Ce système fonctionne comme un réseau coordonné d’extraction dans lequel chaque institution contribue à garantir que les richesses circulent du sud vers le nord, perpétuant ainsi des dynamiques coloniales qui appauvrissent les pays du Sud depuis des siècles.
Les conséquences sont considérables. Moins d’un cinquième des Objectifs de développement durable (ODD) sont en voie d’être atteints d’ici 2030 (lien disponible en anglais), un spectaculaire échec qui peut directement être imputé au sous-financement chronique des services publics dans le monde. De récentes données publiées en juin 2025 par l’Unesco (rapport disponible en anglais) révèlent l’ampleur de ce fiasco : le nombre total d’enfants non scolarisé·es est en hausse au niveau mondial et s’élève aujourd’hui à 272 millions. Ce chiffre montre que le système de financement actuel ne parvient même pas à soutenir les objectifs de développement les plus essentiels. En parallèle, trois quarts des pays à faible revenu consacrent désormais plus de budget au remboursement de leur dette auprès de riches créanciers qu’à l’éducation ou à la santé de leur population. Avec 54 % des pays en développement qui dédient 10 %, voire plus, des recettes de l’État au paiement des intérêts, on arrive à une situation grotesque dans laquelle 3,3 milliards d’êtres humains – soit près de la moitié de la planète – vivent dans un pays qui donne la priorité au remboursement des obligataires plutôt qu’aux écoles ou aux hôpitaux. Il ne s’agit pas là d’une perturbation temporaire liée à une pandémie ou du résultat malheureux d’une récession. Il s’agit des répercussions prévisibles d’un système de financement du développement qui promettait d’utiliser le capital privé pour le bien public mais qui a en réalité créé la machine d’extraction de richesse la plus efficace que le monde ait jamais connue.
Engagement de Séville : décoloniser le financement du développement
La question maintenant est de savoir si les dirigeantes et dirigeants politiques vont enfin écouter. La 4e Conférence internationale sur le financement du développement (FFD4) de l’ONU, qui a lieu à Séville, en Espagne, du 30 juin au 3 juillet, est l’occasion pour la communauté internationale de prendre une tout autre voie, une voie qui s’affranchit des schémas d’extraction coloniaux qui ont défini le financement du développement pendant des dizaines d’années. Cette conférence constitue une plateforme mondiale unique qui rassemble les États, les organisations internationales, les institutions financières et la société civile dans le but de réformer le financement du développement.
Si les États-Unis ont choisi de quitter la table des négociations plutôt que de remettre en question un système qui favorise les créanciers du Nord au détriment du développement du Sud, 127 pays ont signé le Compromiso de Sevilla (document en anglais), un cadre très complet qui place « les ressources, les politiques et les plans publics au cœur de l’action menée en faveur de l’investissement dans le développement durable ».
L’importance que le texte accorde aux ressources publiques domestiques, à la gestion transparente des finances publiques et à la consolidation des institutions publiques indique que la communauté internationale reconnaît l’échec cuisant du développement par le financement privé. Lorsque les pays s’engagent à « continuer de réformer l’architecture financière internationale et d’en renforcer la résilience, la cohérence et l’efficacité pour faire face aux crises et aux problèmes actuels et futurs » tout en confirmant le déficit de 4 000 millions de dollars de financement par an, ils rejettent implicitement l’idée que le capital privé peut combler ce manque.
La déclaration invite en outre les banques multilatérales de développement à « continuer d’augmenter et d’optimiser leur capacité annuelle de prêt », en vue de la tripler pour atteindre 300 milliards de dollars par an, tout en portant toujours leur attention sur l’impact en matière de développement durable. Cette approche marque un retour à un développement par le financement public qui place les résultats sociaux avant les rendements financiers et remet en cause des décennies de fondamentalisme de marché imposé aux pays du Sud.
Pourtant, malgré une terminologie progressiste, le Compromiso de Sevilla semble ne s’en tenir qu’à de simples aspirations. Le document est rempli d’engagements à « encourager », « soutenir » et « envisager » en lieu et place des obligations légales et des mécanismes concrets qui seraient nécessaires au renversement des fondements du financement extractiviste du développement. Alors que les États affirment vouloir « accroître les investissements », ces promesses manquent des dispositifs de mise en œuvre, de calendrier clair et des structures d’application du principe de responsabilité qui garantiraient leur exécution.
Cette déclaration illustre ce qui aurait pu être un véritable tournant si les États avaient eu le courage d’aller au-delà des discours diplomatiques et de prendre des engagements contraignants. Au lieu de cela, elle reste un cadre de changement dénué des moyens de le mettre en pratique.
L’éducation : une victoire arrachée de haute lutte
Le plaidoyer de l’Internationale de l’Éducation a permis d’intégrer au Compromiso de Sevilla des formulations explicites, tels que l’engagement des États à soutenir « un financement adéquat qui garantisse un enseignement inclusif, équitable et de qualité profitant à toutes et tous ».
Néanmoins, obtenir ne serait-ce que ce paragraphe sur l’éducation a été une bataille ardue tout au long des négociations. Car en réalité, bien que l’éducation soit universellement valorisée en théorie, elle souffre en pratique d’un sous-financement chronique. Le récent Tableau de bord de l’ODD 4 de l’Unesco révèle une intensification de la crise : le nombre d’enfants et de jeunes non scolarisé·es dans le monde s'élève à 272 millions, un chiffre en hausse de 21 millions par rapport aux estimations précédentes. Depuis 2015, les progrès sont inférieurs à 1 % et certains pays devraient manquer d’environ 75 millions leur objectif national d’ici fin 2025.
La moitié des États à faible revenu continuent de consacrer plus de budget au remboursement de la dette qu’à l’éducation publique. Le personnel enseignant est dévalorisé, sous-payé et surchargé de travail et, par conséquent, la pénurie mondiale d’enseignantes et d’enseignants (qui s’élève à un niveau inquiétant de 44 millions) s’aggrave chaque année en raison de cette négligence.
Comme la récente étude de l’Internationale de l’Éducation sur la décolonisation de l’éducation le montre, « le mouvement syndical de l'éducation est, à la base, un mouvement décolonial » car nous avons conscience que le sous-financement chronique de l’éducation publique est indissociable de ces schémas plus larges d’extraction coloniale. Lorsque des enseignantes et des enseignants de nos syndicats membres en Afrique, en Asie ou en Amérique latine nous font part de classes de plus de 80 élèves sans manuels scolaires pendant que leur gouvernement rembourse sa dette aux créanciers du Nord, nous établissons un lien direct entre le colonialisme financier et l’injustice éducative. La crise de la dette n’est pas un dysfonctionnement du système, elle est le rouage qui garantit que le flux de richesses continue de partir du Sud pour aller vers le Nord.
De Séville à sa mise en œuvre
La vision exprimée à Séville illustre un mouvement mondial qui prend de l’ampleur. À l’occasion de la Journée des Nations Unies pour la fonction publique, l’Internationale de l’Éducation, au côté de plus d’une trentaine d’organisations de la société civile, a signé la déclaration « Financer un avenir public » qui affirme que le financement authentique du développement doit prioriser les investissements publics plutôt que les profits privés et le principe de responsabilité démocratique plutôt que le fondamentalisme de marché. Ces préceptes, qui font également partie du Compromiso de Sevilla, sont le reflet d’un rejet catégorique de décennies de politiques axées sur les marchés. Il est maintenant venu le temps de l’épreuve ultime : transformer les déclarations en actions.
Les déclarations ne construisent pas des écoles. Elles ne forment pas les personnels enseignants, ne rétablissent pas les systèmes de santé et ne fournissent pas d’eau potable. Le cadre de Séville offre l’architecture nécessaire à l’instauration d’un système de financement du développement basé sur le public, mais pour traduire cette déclaration en actions, il faut une volonté politique constante et des mécanismes pratiques.
La déclaration comprend des outils essentiels : le renforcement des régimes fiscaux, la lutte contre les flux financiers illicites et l’amélioration de la transparence de la dette. Son appel à mettre en place des principes pour « l’octroi de prêts et la souscription d’emprunts souverains responsables » jette les bases d’un refus des modalités de remboursement de la dette qui donnent la priorité aux profits des créanciers plutôt qu’au bien commun. La promesse de « s’investir de manière constructive dans les négociations pour une convention-cadre des Nations Unies sur la coopération fiscale internationale » (lien disponible en anglais) constitue une occasion historique de garantir enfin que les multinationales paient leur juste part d’impôts. Les négociations sur la convention fiscale des Nations Unies, qui se dérouleront jusqu’en 2027, pourraient conduire à la mise en place du cadre de justice fiscale mondial dont les États ont besoin pour collecter les recettes nécessaires au financement des droits et de la lutte contre les inégalités.
L’Internationale de l’Éducation poursuivra son plaidoyer en faveur de cette approche par le financement public car nous savons que des systèmes éducatifs de qualité, comme tous les services publics, nécessitent des financements de l’État constants, des travailleurs et des travailleuses soutenu·es et un principe de responsabilité démocratique. Aucune de ces conditions ne naît de modèles privés guidés par le profit.
À présent, la question est de savoir si ce choix peut résister aux pressions inévitables de la part de celles et ceux qui profitent du système actuel. Séville a montré la voie à suivre, celle de l’investissement public, de la justice fiscale et du principe de responsabilité démocratique. La prochaine étape est maintenant la plus difficile : faire en sorte que ce choix soit respecté grâce à des engagements contraignants, des mécanismes concrets et la volonté politique de combattre l’extraction partout où elle se produit. Il est temps de faire appel à « la force du public ».
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.